Les égouts n'étaient absolument pas le lieu le plus sécurisé pour quelqu'un comme Isaac; la perception même qu'il puisse vivre dans un tel endroit signerait probablement son arrêt de mort. Il fallait nettement se rendre compte que des rats plus gros que lui hantaient ces lieux, et que sa petite taille, couplée à son absence de griffe, ne le rendait que grandement plus incapable de se défendre. Pas que c'était un chat de combat non plus, et étant plutôt pataud dans ses mouvements, cela lui donnait probablement la pire défense parmi pas mal de soldats. Que faisait-il simplement en soldat, telle était la question. Sûrement que c'était la meilleure manière de se concentrer à ses recherches; contrairement aux autres guildes, il n'avait pas à s'obliger à faire des patrouilles -peut-être étais-ce parce qu'il insupportait ses supérieurs et les personnes qui patrouillaient avec lui- et nul besoin de s'occuper d'autre chose que de lui-même. Oh, c'était la meilleure chose à faire; continuer d'errer, sans vraiment chercher quoi que ce soit par ailleurs, bien qu'il y ait un but commun à tous ces voyages qui paraissaient dénués de sens commun : la recherche. La recherche généralisée de tout ce qui s’apparentait, de près ou de loin, à des mutations.

Oh, Isaac n'était pas idiot tout de même; il n'allait absolument pas chercher, peu importe à quel point ils semblaient être comblés d'intérêt- des informations sur les mutations des créatures vivant dans les bas-fonds. Ce serait bien trop dangereux, et quoique notre intrépide petit soldat ait déjà prouvé que le danger ne semblait pas vraiment le contrarier, et qu'il était relativement souvent suicidaire, pour une raison ou une autre, rien ne le motivait à aller voir des rats. Il n'aimait pas spécialement ça, pas qu'ils le dégoûtaient ou qu'ils les haïssait vraiment, pas que c'étaient en quelque sorte les créatures qui lui inspiraient le plus de terreur, non, c'était simplement qu'ils étaient d'un ennui moooortel. Et dieu sait qu'Isaac ne se contente pas d'un ennui, quel qu'il soit. Alors il allait tout bonnement éviter de croiser des rats, sans vraiment se soucier de sa sécurité en faisant cela naturellement. Marchant sans prendre garde dans les égouts, il entendit des bruits au loin, sans y prêter garde. Pas mal de choses l'avaient habitué aux bruits qui semblaient anormaux, pensait-il en remontant ses lunettes. Quelle pensée simpliste et stupide, je vous l'accorde bien. Trottinant doucement, la tête probablement ailleurs, il se tapa à quelque chose.

Le problème d'être petit, c'était que lorsqu'on avait face à quelqu'un de plus grand, c'était plus ardu. Et le fait de le bousculer, en particulier, nous projetait à quelque distance, alors que lui ne faisait que tomber. Cela lui fit grandement mal, et le pire, c'était qu'il ne pouvait pas se rattraper sur le sol à cause de ses griffes inexistantes, ses pattes toutes mignonnes glissaient avec une aisance rare, et il finissait par s'écraser lourdement au sol. Secouant la tête, il fit un geste malhabile en la levant d'un seul coup, mais cela eut au moins pour conséquence de redresser ses lunettes sur son museau. Au moins, elles n'étaient pas cassées. Sinon, on aurait eu droit à une scène très gênante; et croyez-moi, vous n'avez vraiment, vraiment pas envie de voir ça; Isaac pleurant ses lunettes. Pas qu'il soit vraiment embarrassé par ses yeux vairons et bicolores, ou qu'il n'en avait qu'une paire -ces deux arguments étaient complètement faux-, mais sa vision sans le gênait affreusement. Il ne pourrait pas voir les couleurs de la personne se tenant devant lui, ce serait d'une tristesse... A ce propos, il se concentra sur la personne qu'il venait de percuter, essayant de comprendre s'il devait s'excuser ou quelque chose.

«Ho … C'est ma faute, je m'en excuse. Sinon, salut !»

Il baissa ses oreilles. Il devait probablement s'excuser à son tour, parce que lui non plus n'avait pas vraiment fait attention. C'était là une soldate -diantre, croiserait-il un jour des mâles?- mais avec un pelage affreusement charmant. Quelque chose de doré, de brun, de pâle, de blanchâtre, qui s'entremêlait sur sa robe, ornée de deux ailes d'une taille certaine, et rythmé par deux yeux d'un ravissant bleu. ARG. Elle était drôlement jolie. Mais Isaac refusa cette pensée, trop douloureuse pour son petit cœur. Ses lunettes tombèrent encore, et il les remonta d'un geste rapide et nerveux. Il s'inclina doucement, et se présenta, avec ses excuses en prime, chose qui était également la meilleure à accomplir pour l'instant :

« Bien le bonsoir, chère amie, ou peut-être bonjour, je ne puis me rappeler l'heure exacte qu'il serait; cela fait pas mal de temps que je suis coincé ici; probablement parce que j'ai une orientation douteuse -je voulais dire un sens de l'orientation, quoi que mon orientation est rigoureusement douteuse en elle-même, mais c'est trop ardu à expliquer ainsi, je veux dire, pas que j'ai honte de quoi que ce soit, mais cela est, oh peu importe- je voulais dire que je ne suis pas sûr de quel heure est-il, parce que je n'en ai pas vraiment notion pour l'instant; je sais simplement que nous sommes peu probablement le matin, parce que cela fait moins d'une journée que je suis ici tout en faisant au moins quelques heures, mais impossible de vraiment me souvenir d'à quelle heure exacte je me suis engouffré dans les égouts; peut-être au fond étais-ce la nuit? Ah, je ne peux m'en souvenir, mes souvenirs sont bien trop embrumés; quoique je suis quasiment persuadé que si la nuit était vraiment tombée, je serais mort, parce qu'il y a pas mal de on-dit sur les créatures en ces lieux, grandement conséquentes, plus grosses que moi, et qui sortiraient plus la nuit, a moins qu'elles ne rentreraient ici, en tous cas, ce serait d'un danger atroce, ne pensez-vous point? A moins que je dois tutoyer? Je n'aime pas les conventions sociales, parce qu'on sait jamais vraiment quand on doit montrer du respect pour quelqu'un. C'est vraiment ennuyant, vraiment, vraiment, vraaaaaaaaiment ennuyant, et je n'aime pas ce qui est ennuyant ou trop banal, parce que c'est trop ennuyant pour être considéré comme autre chose d'ennuyant, et on ne peut donc en tirer qu'un profond ennui, pour ne pas dire un intense et incurable ennui, qui est rudement ennuyeux en tant qu'ennui en lui-même. »

il n'eut nullement besoin de reprendre son souffle pour renchérir, parce qu'il se rendit rapidement compte qu'il ne s'était nullement excusé ni présenté. Avec un ton plutôt fort, il reprit :

«Oh, à ce propos, je pense qu'il est également conventionnellement valide de m'excuser à mon tour, pas que l'un de nous deux soit plus coupable; je ne pense pas que je n'y suis pour rien, donc je pense que je vais m'excuser pour mon inattention plutôt ennuyeuse. PARDONNEZ-MOI ! Bien, maintenant que c'est fait, enfin j'imagine, je suppose, je crois, qui sait, peut-être que jamais vraiment cela ne pourra être accomplit, je me dois de me présenter, pas que cela soit vraiment nécessaire, mais ce serait dommage de ne pas naturellement commencer une relation amicale; je ne suis pas vraiment populaire et les gens n'apprécient nullement ma compagnie, alors lier des liens, bien que ce ne soit pas vraiment commun pour moi, n'a absolument rien de négatif ! Je me prénomme Isaac, et je suis un soldat de -eeeeeeeeeeeeeeeeemmmm- troisième ligne si je me souviens bien. Ou peut-être première? Qui sait, j'ai jamais vraiment prêté garde à ces choses. Et toi? »

Il sautilla doucement après ces paroles, attentif à sa réponse.

Elle avait l'air poliment calme. Nul doute qu'il l'importunait, mais il ne s'en souciait pas le moindre du monde. L'idée même ne lui traversa pas l'esprit, parce que c'était un petit chat très très impoli. Au moins, ce dont il pouvait pleinement se réjouir, c'était l'absence totale d’agressivité à son égard dans son regard. Ou tout du moins il supposait. Ouaip, il n'était pas vraiment capable de reconnaître les traces d'animosité qui n'étaient pas dignes d'être repérables par un aveugle sourd et inconscient, disons que tout du moins il pensait qu'elle n'était pas agressive, et que ça le rendait plutôt heureux qu'elle ne soit pas à suspecter d'être prise d'une soudaine envie de jeter son petit corps frêle dans l'eau des égouts pour assouvir ses fantasmes de violence sur les enfants en bas-âge. Ce qui était une bonne chose, parce qu'Isaac n'était pas sûr d'aimer l'eau des égouts. Principalement parce qu'elle était tout aussi probablement mortelle, et également infestée de petites créatures qui vous dévorent de l'intérieur, et que c'était peu appréciable, également, pour son joli pelage d'être ainsi souillé. Parce que ces longs poils bouclés et fluffy, c'est extrêmement énervant à laver, et à sécher, et puis ça alourdissait affreusement sa carcasse, et d'autres détails aussi inintéressants que dispensables. Enfin, elle lui répondit :

«Ravie de faire ta connaissance, Isaac. Il faut avouer que moi non plus je ne sais pas à quel moment de la journée nous sommes. Les minutes paraissent des heures dans un endroit pareil. Je sais juste que nous ne sommes pas la nuit, enfin, je suppose.
Et pour répondre à ta question, pour ma part je suis en première ligne, et mon prénom ? C'est Shimizu.»

Ah, elle non plus n'était pas vraiment au courant du nombre d'heures passer ici. Au moins, ils étaient deux, et ce ne serait pas un sujet sur lequel elle pouvait le juger, eheheh. Pas qu'il s'en réjouissait. Parce que quelle que fut sa réponse, il s'en serait contenté également, alors, bon. Il ne regrettait pas vraiment. Il n'était pas d'accord en revanche pour sa mesure du temps, parce qu'il ne trouvait pas spécialement les minutes longues. Il y avait des tas de choses à faire, à chaque recoin de ce labyrinthe. Comme rester à l'affût de toute chose et personnage peu amical, dresser une carte aussi bien mentale que physique des lieux, s'occuper de recenser la présence d'un peu n'importe quoi, et d'autres choses auxquelles il n'avait pas le temps de penser. Les gens normaux, de nos jours, ne savaient nullement s'occuper. Isaac, lui, s'intéressait tellement de tout que c'était plus incertain d'être gagné par l'ennui. Au moins, c'était un des avantages à l'ignorance, n'est-ce pas? Ah, peu importe. C'était donc une Shimizu, de première ligne. Première ligne. Alors il supposait qu'elle représentait quelque chose de puissant physiquement. Bah. Peu importait, elle n'avait pas un physique si extravagant, pour le moment.

«Franchement, je pensais être la seule à traîner dans un endroit aussi répugnant que les égouts. Oui, je déteste être ici. Mais comment ça se fait que j'y suis alors ? J'ai du faire une patrouille.
Et toi ? Comment se fait t-il que tu te retrouve ici ? A moins que tu apprécie ce lieu ? Après tout, chacun ses goûts.»

Ah, alors elle respectait donc son travail au point d'être forcée à se rendre dans ce genre de lieux? En tant que troisième ligne, et chat particulièrement peu coordonné et utile en combat, il était absolument incapable de faire autre chose que faillir à sa tâche de patrouilleur, et ralentirait affreusement l'affaire, et si on l'y envoyait seul, à ses risques et périls, il finirait probablement par rester à stagner à un endroit pitoyable qu'il jugerait intéressant. Ah, c'était compliqué d'en faire un vrai soldat, alors qu'en réalité, il pourrait se montrer drastiquement plus efficace. Mais non, à la place, il était d'un inexplicable ennui, et était un piètre élément stratégique. Alors, si elle était forcée à se rendre dans un lieu qu'elle haïssait simplement et dont elle était révulsée, lui, se baladait simplement, venait en un espèce d'adepte stupide et dénué de sens. Mais il s'en contentait, et ça lui allait complètement. Il était maître de ses pas, et c'était une bonne chose. Alors, il se décida à lui répondre, avec ces espèces de monologue dont il a cultivé l'affection :

« Ah, c'est une question fortement intéressante. Alors que je suis absolument inutile en combat, personne ne m'envoie en patrouille, parce que je les ralentis énormément et que tout le monde sait que personne ne peut se réserver à m'arracher à la contemplation d'absolument n'importe quoi, et puis que si on tombe sur un groupe d'ennemis, eheheheheh. Soyons honnêtes ♪ Alors, je suis venu ici de mon plein gré car nombre de choses inexorablement intéressantes résident en ces lieux, et que je veux absolument en être informé et comprendre tout cela. Oh, j'imagine que ça doit être quelque chose d'assez flou pour quelqu'un comme toi, vu que tu juge absolument trop rapidement ces lieux; laisse-moi te dire que tu passe à côté de merveilleusement ennuyeuses créatures dont la compréhension nous échappe absolument ! Ah, n'est-ce pas merveilleux, tout ce tourbillon d'ignorance dans lequel nous dansons? Je pense que c'est l'une des choses les plus fantastiques que l'on peut trouver en ce monde ! J'imagine que tu ne dois pas encore avoir trouvé ce genre de choses dans le monde, n'est-ce pas? Pense-tu à cela, parfois? A notre compréhension inexistante de ce monde? »

Ah, il bavardait inutilement, mais attendait tout de même sa réponse.