Bienvenue dans l’antre des âmes perdues

Il fait froid ici. Beaucoup trop froid. 
L'air est chaud, étouffant, pris d'une fièvre mortelle, mais les frissons glacés qui parcourent ton corps te poussent à avancer toujours plus sans réfléchir où aller.
Les tremblements qui secouent tes pattes manquent de te faire tomber à chaque fois, mais tu la vois, tu sais que ce n'est pas un mirage, cette bâtisse en ruines qui tient bon sous le vent et le sable.
Tu sens qu'elle t'appelle.

Dans le ciel nagent des brumes violettes incongrues en cette saison, et tu le sais, au fond de tes entrailles, que tu les vois mais qu'elles n'existent pas.
Tu entends chanter les oiseaux moqueurs disparus depuis le temps de ton enfance.
Et dans ton souffle se mêlent des parfums de fougère et de sève fraîche dans un endroit où le sable règne en maître.
Le monde autour de toi est si grand, si vide et si dense. 
Dense de choses que tu vois. Que tu sens. Des choses qui n'existent qu'en toi.

Respiration rapide.
Soif intense.
Corps malmené.
Tu ne sais même plus pourquoi tu es venu.
D'où as-tu tiré cette force qui t'a poussé au désert ?
Poussé à la solitude.
Peut-être parce que là bas tu es entourée mais tu te sens seule. 
Il n'y a que lui pour te comprendre.
Tu le hais.
Il te hait.
L'un ne peut vivre sans l'autre.
Qui voudrait de toi ? Qui pourrait t'aimer ou te supporter ?
Tu es née seule.
Tu mourras de même.

« Dis Passie, tu crois qu'il y a des gens qui viennent parfois ici ?
- Je ne sais pas.
- Tu penses que je serai enfin totalement seule ?
- Tant que tu seras folle tu m'auras. Tu ne seras jamais seule.
- Pourquoi me détestais-tu ?
- Mais voyons enfin... Tu es une erreur. Tu le sais. Tu l'as toujours su. Et la chose que tu trouveras ici sera la mort. »

La mort.
Fin des souffrances.
Retour dans l'infini.
Plus de pleurs.
Plus de cris.
Des pensées décousues.
Des griffes qui s'accrochent en désespoir.
Le sang.
La honte.
La haine.
La mort est délivrance. La délivrance est jugement.
Père et mère assassinés, morts par tes pattes qui ont refusés de les sauver.
Les humains t'a-t-on dit.
Mais tu le sais.
C'est ton absence.
Elle seule. 
Tu n'étais pas là. Et ils en sont morts.
Ils te haïssaient.
Tout le monde te hait.
Tu ne hais que toi. Et lui.

La douleur pure.
La fièvre de l'air te frappe violemment.
Un cri détaché.
Tu ne peux que hurler.
Tes pattes se sont figées, gelées sur le sol givré de chaleur.
Tu es arrivée.
Les statues te jugent.
Ils sont là.
Peut-être es-tu vraiment morte ?
Ce purgatoire.
Les brumes prunes sortent du bassin.
L'eau noire est un appel à la noyade.
Enfer.
Tu sais ce qui t'attend.
Tu ne veux pas y aller.
Tu t'y sens emportée.
Passie est de l'autre côté.
Il te juge aussi. Il l'a toujours fait.
Haine. Pure.
Amour. Inconditionnel.

Tes pattes se plantent au bord du tourbillon d'ombres liquides.
Tu te penches et lape quelques gouttes.
Tu le sens, elles te brûlent.
Ta langue crie grâce.
Ta gorge fond.
Ton ventre explose.
Tu continues.

Ta soif est enfin apaisée. Tu ouvres les yeux.
Le bassin devant toi est empli d'eau claire.
L'air est étouffant mais l'ombre est accueillante.
Tu te sens étrange.
Un mot se marque.
Tes oreilles en bourdonnent.
Le tempo de tes veines s'amplifie.
Il est unique.
Il est déchirant.
Il est violent.
Tu le sens raisonner en toi.
Tu en pleurerais presque.
Tu n'y croyais plus.

« Normale. »

Un fracas assourdissant.
Tu sursautes, relèves la tête.
La peur te saisit le ventre et de laisse échapper un miaulement plaintif.
Là bas, derrière une pierre rongée par le temps.
Tu l'as vu bouger.
C'était loin.
Mais c'était là.
Et ce n'était pas Passie.

Bienvenue dans l’antre des âmes perdues

L'autre arrive.
Il est là.
Il t'a vue.
Sa foulée est familière.
Sa haine t'est connue.
Atalante ?
Non.
Elle est morte.
Le sang coule sur tes pattes.
Le bassin devient pourpre, s'étend, devient une mer carmin.
Tu ne sens pas le poids qui t'écrase, t'étouffe.
Une voix à l'haleine violente en souvenir.
Terrible en reproche.
Tu ouvres grand les yeux.
Les griffes piquent ta peau.
La peur déchire ton coeur.

« Toi ! Qui es tu ? Ennemi ou ami ? »

Tu ignores l'inconnu.
Les yeux verts.
Ils sont toujours verts.
Pas les siens.
Passie.
Il est là.
Debout sur l'eau comme ton Messie.
Tu te tords le coup pour l'apercevoir et ça te réconforte.

« Ah là là ma petite Mhei... Toujours présente pour te mettre dans le pétrin. Selon toi quelle serait la meilleure réponse à lui fournir ? Es tu ami ou ennemi ?
- Je... Je ne sais pas, il y a trop de variables en jeu.
- Ce n'est pas une question de variable Mhei. C'est une question de haine.
- Je suis l'ennemie de ma famille... De ma soeur... De moi même... Que des personnes qui sont mortes.
- C'est bien, maintenant réponds à l'autre question : qui es-tu ?
- Je connais la réponse. Est-ce qu'elle est vraiment nécessaire ?
- Oh que oui. Si on ne connaissait pas ton nom, on ne saurait pas se concentrer sur toi pour te détester.
- Mhei. »

Passie rigole.
Un rire rauque, tranchant, brûlant.
Tu gémis.
Tu te tords.
Ou bien est-ce que tu hurles ?

Bienvenue dans l’antre des âmes perdues

Il se regarde dans l'eau.
Il comprend.
Et ça y est.
Lui aussi te hais.
Passie rigole toujours.
Tu gémis toujours.
Une douleur parcourt ton flanc.
Il t'a frappé.
Ou tout du moins tu crois ?
Ou serait-ce encore une hallucination ?

« Qui es tu ? Pourquoi mon pouvoir ne fonctionne-t-il pas ? Répond ou la mort t'attendras ! »

Sa voix empeste.
Elle sent la mort.
La même odeur que dans la clairière.
Ce jour-là.
Une senteur de sang.
De cadavre.
De décomposition.
Tu n'arrives plus à respirer.
Ta gorge se bloque.
Tu ne peux plus parler.

«Ah là là Mhei tu n'as jamais rien compris... Tu ne comprendras jamais je crois.
- Et je devrais comprendre quoi ?
- Que ça ne changera rien. Il te trouve déjà étrange, il sait déjà que tu es folle. Il te hais. Comme tous les autres qui te haïront un jour.
- Tu... Tu mens ! Je ne veux être l'ennemie de personne... Je n'y peux juste rien...
- Bon bah mon petit on va faire un petit test... convainc-le de t'épargner. »

Elle te soulage.
Ton corps est endolori. Embrumé.
Ton esprit se débat.
Passie est parti.
Tu as conscience de ta folie.
Celle qui, étrangement, et de son propre chef, venait de s'effacer.
Ton coeur commence à tambouriner étrangement fort.

« Attends attends ! Ne me fais pas de mal ! »

Tu te débats de tes pattes affaiblies.
Tes muscles sous-utilisés se tendent, se contractent.
Tu te glisses hors de sa portée et tu te tiens droite, vacillante.

« Je m'appelle Mhei, je vis en solitaire. Si ton pouvoir ne fonctionne pas c'est à cause du mien. Tu vois ce pentagramme sur mon épaule ? Tant que tu seras proche de moi il restera allumé. Tant qu'il sera allumé tu perdras ton pouvoir. C'est aussi simple que ça. »

Tu ne peux empêcher ton corps de trembler.
Ton esprit est grisé par ce sentiment de soulagement.
Tu as oublié ce que ça faisait.
De se sentir normale.
A sa place dans l'univers.
Comme si le monde reprenait un sens.
Des frissons te parcourent de la tête à la queue en attendant que l'autre réponde.