Avez-vous déjà passé un pacte avec le diable ?

Vous l’avez tous déjà vu ne serait-ce qu’une fois, au détour d’un chemin, ricanant à votre oreille ; perchée à l’arbre des pendues, laissant échapper des pleurs lugubres ; ou encore fugace apparition au loin dans le désert. Cette ombre, oui, cette âme en peine que vous avez tenté d’ignorer par méfiance et qui maintenant vous terrifie rien que par les rumeurs qu’elle provoque. Rares sont ceux osant l’approcher, et encore moins en sorte indemnes. Elle a l’effluve d’un caméléon, l’odeur du sang, de la peur, de la souffrance, des ailes de corbeau charognard, le pelage plus sombre qu’une nuit sans lune, et des yeux tantôt d’émeraude, tantôt de sang. Son approche est accompagnée du cliquetis incessant des chaînes qui la retienne à terre.  Son nom ? Plume Noire.


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« Bonjour Plume Noire ! Je ne te dérange pas ? »

Je détourne la tête en direction de la femelle qui venait de m’appeler. Sa voix, je l’ai très vite reconnue. Il s’agit de Milie, la nouvelle cheffe de la guilde, et par ailleurs cousine d’Ellie. Mes pupilles se dilatèrent sous la surprise d’entendre quelqu’un héler mon nom, dans mes yeux verts où quelques volutes fugaces rouge écarlate apparaissaient de temps à autre. La féline s’approche de moi d’un pas assuré digne d’un dirigeant de guilde, un sourire aux babines mais une touche de tristesse dans le regard. Que venait-elle faire si près de moi ? Ou plutôt, pourquoi venait-elle à ma rencontre ?  

J’étais revenue depuis quelques jours déjà de ma dernière expédition dans les égouts. Une mission décidément éprouvante. A cette pensée je ne pus m’empêcher de frissonner malgré la chaleur écrasante régnant dans l’Oasis. Située à l’ombre d’une des rares plantes, comme à mon habitude, je méditais sur ma condition en fixant mon reflet dans le point d’eau lorsque Milie est venue vers moi. J’osais à peine bouger mes ailes, risquant de faire se rouvrir les plaies tout justes refermées grâce à la coagulation on-ne-peut-plus-rapide du sang suite à cette chaleur étouffante. Le coin que j’occupais était désert, sans jeu de mot volontaire. Autant personne ne s’approchais de moi en général, autant je me mettais volontairement à l’écart afin de ne pas gênée le déroulement routinier de la guilde. J’y étais moins présente depuis que cette dernière avait déménagé dans cette zone aride. Assurément je préférais mon coin perché sur une des branches de l’arbre géant dans la zone de mutation. Enfin bon, avoir un lieu abrité et où l’on a accès facilement à de la nourriture, que demander de plus de la part d’un chat mis à part de tous ?

Je fixai le temps de quelques secondes ma cheffe, qui en avait profité pour ce mettre non loin à l’ombre d’un rocher, avant de lui répondre avec mon calme et ma légère froideur, en rien agressive, habituel :

« Je pense que ma présence risque plus de vous importuner que l’inverse. »

Je restai ainsi, dans le silence où même mes chaînes se taisaient en l’absence totale de vent. Que pouvais-je bien dire ? La communication était loin d’être mon fort, et dans le meilleur des cas cela finissait souvent en crise de larmes. Un ricanement au loin dans mon mental exprima l’avis de mon double face à cette situation idiote où je ne savais que dire pour lancer la conversation.

La femelle au pelage gris et blanc semble surprise de ma réponse, arquant un sourcil à mes paroles. Peut-être n’est-ce pas ainsi que l’on s’adresse à un chef de guilde ? Peut m’importe, je ne suis en rien fautive, à ce que je sache je n’ai pas été malpolie. Je reste à ma place, silencieuse, fixant la féline en me demandant pourquoi un être si important, guidant de nombreux chats –dont moi-, s’intéresse à une âme en peine dans mon cas. Cela ne risque pas d’améliorer sa côte de popularité. Si je suis habituée à ce silence, Milie semble au contraire terriblement mal à l’aise, et finie par briser le silence en me répondant :

« Si je viens vers toi Plume Noire, je doute que ta présence ne m’importune. Pour une fois que je vais vers des personnes ! »

Tiens, ma cheffe avoue être également une associable ? Il n’empêche que j’apprécie cette façon de s’exprimer et de penser. Suivit de ses paroles un rire peu naturel, presque forcé. Un de ces rires courts et nerveux qui ne sont que des cris de souffrance étouffés, comme je m’y connais. J’observe la femelle serrer des dents. Je sens une certaine empathie briser mon masque de glace tandis que je vois ses yeux ressasser des souvenirs et ses épaules s’affaisser sous le poids de ses sombres pensées. Elle me ressemble. Oui, elle me ressemble, elle aussi est hantée. Voici mes pensées quand je vois mon supérieur, sans oser l’approcher de peur de la faire fuir. Pendant quelques instant, la féline semblait si fragile, fissurée par sa propre mémoire, que si je m’approchais moi et mon malheur, je briserai la glace de sa fierté. Elle finit par sortir de ses pensées, prenant une grande inspiration. Puis elle tourna la tête en ma direction et me détailla du regard, comme je le faisais quelques instants plus tôt. Elle se mit à froncer des sourcils lorsque son regard se posa sur mes ailes enchaînées, comme presque tous les chats que j’ai rencontrés depuis ma sortie du Laboratoire, il y a un an déjà… Elle déclare, prévenante :

« C’est un choix les chaînes ? Si c’est le cas je vais t’intimer d’aller voir un guérisseur. Je ne veux pas avoir un chat en quarantaine à cause de blessures mal soignées ! Ni d’autres morts stupides sur la conscience. »

Je cligne des yeux, ne sachant que lui répondre au début. Comment lui dire que jusque-là je n’ai réussi à parler avec aucun guérisseur ? Il faut tout de même que j’essaye de communiquer un peu bon sang…

« Effectivement, je suis en parfaite mesure de les mettre et les enlever quand je le souhaite. »

Lui répondis-je, cependant je failli lui dire qu’en vérité je n’avais pas réellement le choix, les enlever redonnerais de la puissance à ma double personnalité, et dans ce cas bonjour les dégâts. Mais il me semblait peu judicieux de rappeler, ou d’apprendre si elle ne le savait pas, la dangerosité de celle qui m’habite. Je finis par continuer, toujours de ma voix distante, mais cependant moins froide :

« Je veux bien aller me faire soigner, mais sachez qu’il m’est assez compliqué d’approcher les autres chats. »

Milie m’adresse une sourire franc, un point triste, et m’invite à l’ombre de son rocher. Poliment, je m’approche et m’assied à ses côtés, cependant inquiète. Je n’ai pas l’habitude d’être aussi proche d’un chat, et j’ai bien peur que Démone n’en profite pour l’agresser, ce qui me vaudra probablement une exclusion de la guilde. La voix posée et calme de ma cheffe sonne à mon oreille alors que je contemple l’oasis, le regard dans le vide.

« Merci Plume Noire… pour avoir sauvée ma cousine… enfin la première fois… j’ai appris tes prouesses. Tu as un grand courage et ça toute la guilde t’est redevable jeune Ombre ! »

Voilà donc ce qui l’attriste tant. Ce n’est pas étonnant vu son lien familial proche. Je serre les dents à ces paroles, le souvenir du corps sans vie d’Elli remontant de mes souvenirs. Mais ce qui m’étonne le plus, ce sont ces compliments à mon égart. Je ne les méritais pas, et la guilde… pfff ! La guilde, j’en fais petite partie mais mes compagnons Caméléons m’évitent autant que possible ! Ils ont bien raisons je trouve… Je décide de rétablir la vérité aux yeux de Milie :

« Il est bien rare que l’on m’adresse de tels compliments et je vous en remercie… Cependant je crains de ne pas les mériter. Je me suis contenter d’accompagné Nashira - la felinae – et quand cela n’a pas bien tourné j’étais prête à me battre. Rien de plus. Quant aux chats de la guilde, il faudrait déjà qu’ils ne me craignent pas ni ne m’évitent comme la peste. »

Je continuai de la dévisager, ne sachant que dire de plus. C’était bien la première fois que je parlais de mes problèmes à mon chef et également que je parle à Milie.