Quelques jours s’étaient écoulés depuis la déclaration d’Elli. Mon choix avait été de devenir une Ombre, un de ces chats des ténèbres qui aident les Felinae en toute discrétion. Je m’étais habitué à mon poste de veilleuse qui me permettait d’être un minimum utile à la société tout en gardant une certaine liberté de mouvement et surtout pour éviter les contacts. Cependant mon quotidien était bouleversé depuis maintenant deux jours, et, n’ayant pas encore trouvé un félin pour mentor, j’errais sans réel but, réfléchissant sur le sens de ma vie et son évolution future. Ce poste allait me convenir parfaitement, ça je n’avais guère de doute, la discrétion faisant partie de ma vie de tous les jours, cherchant à avoir le moins de contact possible. D’un certain sens c’était un peu idiot, car ce ne serait pas de cette façon-là que quelqu’un acceptera de m’entrainer.

Je haussai les épaules à cette pensée et entreprit une rapide toilette. Comme toujours, je sentais le gout métallique du sang dans ma bouche lorsque je passais ma langue les plumes d’ébène de mes ailes. Ces dernières avaient perdu leur aspect terne de leurs premières lunes suite à leur maltraitance et brillaient sous les rayons de l’astre du jour et de la nuit. Cependant le frottement constant des chaînes, auquel j’étais depuis longtemps habitué, continuait de causer des saignements. Ces derniers jours se composaient de longs moments d’inactivité, terrassée par la douleur qui emprisonnait mon crâne, dans celui-ci résonnait constamment les ricanements lugubres et les commentaires sadiques de ma double personnalité. A des moments je me disais que cela allait finir par me rendre totalement timbrée. Mes seuls instants de tranquillité se résumaient ainsi à mes trop courtes périodes de sommeils.
Ma toilette finie, je me relevai m’étirai, faisant cliqueter mes chaînes dans le léger vent parcourant la sylve. Descendant du chapeau de champignon violet fluo sur lequel je m’étais installé, j’entrepris une promenade entre ces étranges habituations légèrement spongieuses. Ce fut mon Démon qui me signala que je n’étais pas seule avec une remarque narquoise :

« Si on avait pas le même corps, je me demanderai si tu n’étais pas sourde ! –elle émit un gloussement sadique avant de reprendre- Plumette, n’as-tu donc pas remarqué qu’un pauvre chaton te suit en filature ? Franchement tu fais pitié ! »

Sans m’en rendre compte, je m’étais arrêté pour l’écouter, ce qui était une chose assez idiote car la plupart des paroles que son Démon débitait n’étaient que des moqueries inutiles et agaçantes que je me contentais d’ignorer en général. Vexée, mes oreilles se rabattirent en arrière tandis que je me renfrognais. C’est alors que je sentis un poids inhabituel sur mes ailes suivi d’un éclat de rire enfantin, confirmant la mise en garde de ma double personnalité. Je sens la masse descendre de mes épaules, me soulageant. Une chatonne entra alors dans mon champs de vision. Comme à mon habitude, je lui lance un regard froid et distant, mais loin d’être agressif. Cette boule de poils se contentait de jouer et je n’avais aucune raison de le gronder. Le petit félin déclare d’un air joyeux et empli d’innocence :

-Excusez-moi mon impolitesse si cela vous a offensez. Je m’entrainais juste à chasser. Au fait, j’m’appelle Sahara ! Et toi ? Qui es-tu ? Je ne t’avais jamais vu au camp avant que tous ces nouveaux chats arrivent…

Sahara… Ce nom m’inspirait celui de Nashira, la féline qui tenait surement le plus de place dans mon cœur après ma famille depuis si longtemps disparu. Je ne l’avais plus revu depuis que l’on s’était enfui du laboratoire. Elle devait probablement récupérer ses forces mais je ne pouvais m’empêcher de m’inquiéter pour elle. Ce fut donc dans un petit élan de gentillesse que je lui répondis :

- Mon nom est Plume Noire, je suis une Caméléon anciennement Veilleuse et qui va bientôt devenir ce que l’on appelle une Ombre. Enchanté de faire ta connaissance jeune Sahara.

Je me mis à décrire la chatonne du regard. C’est alors qu’une ressemblance fortuite avec Nashira ce dévoila dans mon esprit. La petite femelle était d’une belle couleur sable tacheté d’un blanc crémeux, mais ce qui m’avait marqué, c’était ses rayures brunes dans son dos ainsi que la couleur d’un bleu pâle sur ses pattes, identique à celui de Nashira. Perplexe, je me dis que je devais me trouver face à sa fille. J’avais entendu parler qu’elle avait trouvé un compagnon aimant, alors peut-être que pendant un de ces long temps de séparation avec ma confidente, cette dernière avait mis au monde une portée. Je déglutis, me demandant si Nashira lui avait déjà parlé de moi. A priori non, cette dernière me posant cette fameuse question qui avait non seulement causé l’apparition de ma double personnalité, mais aussi permis la création d’une formidable amitié :

-Qu’est-il arrivé à vos ailes ? C’est dommage d’en avoir enchaînées de si belles ! Vous avez déjà essayé de voler ? Ma maman dit que quand elle le fait, elle a l’impression de se sentir libre…

Je lui adressai un sourire chaleureux et énigmatique. Oui, j’en étais presque sûr, je me trouvais devant la progéniture de ma confidente, la fille du seul être dans ce monde à connaître le moindre de mes maux et qui me comprend. Moins froide, je lui répondis, mystérieuse :

- Il me semble que ta mère m’a posé cette même question il y a bien des lunes… Sache que ces ailes entravent une chose bien trop dangereuse pour la laisser s’exprimer. La seule personne qui a tenté de me faire voler vers les astres a failli en payer le prix fort.

Je fis une pause de quelques secondes puis ajouta, afin de ne pas effrayé la jeune femelle :

- Heureusement cette histoire c’est bien terminé.

Je regardai, curieuse la chatonne. Avait-elle le caractère de sa mère ? Quel pouvoir possédait-elle ? J’allais probablement en savoir plus sur cette féline d’ici quelques minutes. Alors je m’assis, enroulant ma queue autours de mes pattes, prête à discuter volontiers. Chose qu’il ne m’était jusqu’alors arrivé qu’en présence de Nashira.

Le petite féline couleur sable écarquille les yeux sous le coup de l’étonnement, ainsi j’ai avais visé juste, cette petite était bien la fille de ma confidente. Elle se met alors à balbutier de cette voix aigüe et enfantine, pleine d’innocence et que j’ai perdue depuis bien des lunes à présent :

« Tu... tu... tu connais ma... ma maman ? Tu connais Nashira ?! »

Un sourire mystérieux et légèrement nostalgique apparut sur mes babines, me rappelant notre rencontre, et irrémédiablement le combat entre ma double personnalité et la femelle aux ailes bleutées. La chatonne sembla plongée dans ses plongée dans ses pensées quelques instants, puis je vis ses yeux s’emplirent d’étoiles, admirative, elle se mit à m’assaillir de question, de la façon très reconnaissable des chatons curieux de tout :

« Alors tu connais ma maman ? Quel lien vous relie ? Qu'est-ce que tu veux cacher sous tes ailes ? Moi j'ai peur de rien tu sais ! Et puis... et puis... pourrais-je voir ? »

J’assimile petit à petit toutes ses interrogations, formant des réponses dans mon esprit. Les deux premières ne me posaient aucun problème, mais les dernières étaient bien plus sensibles et je craignais sincèrement effrayer la petite féline, bien qu’elle se dise intrépide, elle n’a sûrement jamais vu un être empli de cruauté, de folie et de sadisme comme Démone. J’aperçois alors un éclair de déception dans les yeux de la femelle. Prendrais-je trop de temps pour lui répondre ? Avant que je ne puisse ouvrir la gueule pour faire taire sa curiosité dévorante, la chatonne rajoute une énième question :

«Tu pourrais me raconter comment tu as connu maman ? »

Dans son regard, on pourrait presque voir des galaxies entières tellement elle semble émerveillée devant moi. Cela me met légèrement mal à l’aise, inhabituée à une quelconque admiration de la part  d’un félin. Je me décide alors à répondre à ses interrogations :

« Nashira est le seul être qui a su me comprendre et qui m’a toujours soutenu dans les moments difficiles, ce qui n’est pas une mince affaire. Je l’ai rencontré alors qu’elle hésitait entre intégrer les Caméléons et les Felinae. Elle a tout de suite voulu me libérer de mes chaînes et elle réveiller la chose qui vit en moi. Un combat sanglant s’en ai suivi et nous avons toutes les deux survécus et avons liées un lien très fort. »

Je fis une petite pause, afin de réfléchir à la façon de lui expliquer l’impossibilité de lui montrer ma double personnalité, au risque de la blessé, et au pire de faire un carnage. En même temps, la chatonne pourrait assimiler la petite histoire que je venais de lui raconter. Visiblement, Nashira n’avait jamais parlé de moi. Je n’en étais pas blessée, car je ne vois pas ce qu’il y avait d’intéressant de raconter toutes nos rencontres qui finissent soit dans un bain de sang soit dans un flot de larmes la plupart du temps. Je rajoutai enfin, d’un ton légèrement adoucie afin de ne pas lui causer une trop grande déception :

« Si j’entrave mes ailes, c’est dans le but de m’aider à garder mon autre moi enfermé. Mon âme n’est pas saine et elle s’est en quelque sorte divisée en deux. Moi-même je ne suis pas sûr de pouvoir l’expliquer. »

Je regarde la petite femelle qui s’était assise entre temps tandis que je tente d’ignorer les ricanements, les moqueries et les pulsions sadiques que m’adressait ma double personnalité. Sans que je m’en rende compte, une petite volute rouge sang traverse mes iris puis disparaît.

Dans les yeux de la petite chatte brillait une admiration et un respect auquel je n’étais pas habituée. Il me semblait même que c’était la première fois qu’un être ressentait ce genre de choses envers moi. Comment pouvais-je causer une quelconque admiration, avec mes airs d’ange déchu ? De mon aura se dégageait une impression de solitude, d’incertitude et de souffrance que la plupart des félins, de ma guilde ou non, évitaient. Du respect, je pouvais le comprendre de la part de cette petite, mais de l’admiration, non, je ne comprenais pas, mais à quoi bon chercher à comprendre ? Je ne vais pas m’en plaindre non plus. Une fois mon récit terminé, le silence s’installe. Sahara avait les yeux dans le vague, comme ensevelie d’interrogations, en proie à une profonde réflexion qu’elle seule pouvait suivre. De ce point de vue là je trouve qu’elle me ressemble. Petit à petit, du questionnement, ses magnifiques yeux bleu pâle passe à la détermination, affichant une certaine maturité d’esprit. Ses expressions étaient si changeantes, comme si son âme hésitait entre une enfance insouciante ou une sagesse adulte et complexe.  Son regard semble retourner à la réalité. La chatonne chasse le silence en s’exclament d’une voix assurée :

« Moi Sahara, fille de Nashira et Kodaï, je vais te dire ce que je pense Plume Noire la Caméléon ! »

Eh bien, quelle prestance dans sa tenue et sa parole,  j’aurais juré qu’elle tenait cela de sa mère, peut-être d’une façon plus accentuée même. Elle respirait la confiance et la franchise, quelque chose que je trouvais fort rare dans ce monde, du moins des personnes que j’avais rencontrées. Je la fixais, prenant un air sérieux, plus froid, mais la considérant comme une adulte dans cet éclair de maturité, montrant la vivacité de son esprit encore pur. Le vent s’était arrêté, le temps lui-même semblait s’être arrêté de courir, pour écouter cette petite.

« -Je trouve ta rencontre avec maman splendide... mais je vois mal ma mère hésiter à aller prôner la paix chez vous. D'autre part, cette chose malsaine au fond de toi, je la vois dans tes yeux, dans l'émanation de ton âme. Si elle souhaite se montrer, sache qu'elle ne fait pas peur. Mais quant à toi... je crois que le mot serait torturé... tu es une femelle torturée. Si ton âme s'est divisée, c'est que tu n'étais pas d'accord avec toi même à un moment. Mais Plume Noire, rassure toi... ce qui m'a tout de suite plus chez toi, c'est ton regard pur, qui ne sait pas mentir. Libre à toi de te cacher derrière ces morceaux de métal. Moi je ferai comme ma mère, je t'accepterai. Comme tu es. »

Je ne sais même plus si c’est elle qui était en admiration ou moi qui l’était. Peut-être pas de la même manière, non, mais je sentais au fond de moi que j’appréciais fortement cette féline. Elle ressemblait tant à sa mère, mais avec cet autre je-ne-sais-quoi en plus ou en moins, marquant son caractère, sa façon d’être. Elle semblait si sûre d’elle, si confiante, tout mon contraire de ce point de vue. Ce qui me marquait, c’était cette acceptation. Cela me touchait, sa façon claire et sincère de m’accepter telle que j’étais, de me comprendre, tout comme Nashira. Comment avait-elle réussie à me troubler de cette façon ? Je lui souris, un sourire sincère, ému. Ma gorge était serrée, je ne savais que dire. Sahara reprit, souriante :

« Oh et qu'on ne s'y m'éprenne pas, je ne lis pas dans les pensées, mais je contrôle le sable. »

Sans réellement réfléchir, j’émis un petit rire. Ce genre de rire cristallin que je n’aurais plus jamais cru entendre sortir de ma gueule, comme si toute ma souffrance c’était envolée pour quelques secondes. Oui, l’espace d’un instant, j’avais presque tout oubliée de mon malheur. Et tandis que sans que je m’en rende compte, un de mes yeux s’emplissait de volutes rouge sang, je dis :

« C’est un bien joli pouvoir, et je trouve que rien ne pouvait mieux t’aller ! »

Comme rappeler par la dure réalité, un voile de tristesse assombri mes yeux, et, retrouvant ma calme habituel, je lui dis, franche :

« Tu es franche et vive d’esprit, j’aime ça. Je te remercie pour ce que tu viens de me dire. Trop peu de gens sont comme toi. »

Je la fixais avec gratitude, et une pointe de nostalgie. Le temps passe, mais je reste visiblement assez instable, pouvant rapidement passer d’une émotion à une autre. Et je reste là, la regardant, un sourire aux lèvres. Je veux continuer à discuter avec cette chatte qui sait trouver les mots justes, je veux mieux la connaître pour pouvoir lui rendre la pareille un jour. Je ne remarque pas que mon œil gauche est presque entièrement rouge, pulsant comme à chaque fois où mon autre personnalité ressurgissait plus ou moins.

Pendant quelques secondes, le temps et le monde nous entourant semblèrent se stopper, afin de laisser la place à nos deux rires purs, cristallins, si agréables et résultants pour l’un peu moins de souffrance. Mes éclats continuèrent quelques secondes après que celui de Sahara cessèrent, la chatonne retrouvant dans son regard cette maturité, attentive au moindre son, au moindre mouvement. Son visage redevenu sérieux quelques temps, s’éclaira de nouveau d’un sourire sincère, lorsque qu’elle me répondit, suite à mes compliments :

« Merci. »

Elle reste d’un calme olympien, et je me rends compte que son regard est fixé dans le mien, comme hypnotisé. Au fond de mon esprit, une lueur d’inquiétude s’allume, pourquoi ? La féline reste calme et rassurante, me faisant face, presque aussi grande que moi. Après mes paroles concernant la sincérité des gens, elle me répond, semblant une vérité universelle dans son ton comme dans son expression :

« Alors ceux qui ne le font pas sont des idiots ! »

A cette remarque, un sourire apparaît sur mon visage, dévoilant mes canines blanches. J’apprécie beaucoup la façon de parler de cette jeune chatte. Cependant, lorsque je reviens à la réalité, celui-ci s’efface. Sahara me fixe toujours. Non. Pas moi. Mon ŒIL. Mon œil GAUCHE. Elle semble comme hypnotisée. C’est à peine si elle ose respirer. Une spirale de peur, d’appréhension, se crée dans mes pensées. L’autre s’était tut peu après la rencontre avec Sahara. Tut depuis trop longtemps par rapport à d’habitude, pas même un ricanement. C’était trop beau pour être vrai. Comme pour me le confirmer, la femelle au pelage de sable se met à me parler avec gentillesse, articulant chaque mot mûrement réfléchi visiblement :

« Plume Noire, je ne veux pas t’inquiéter, mais… ton œil gauche est tout rouge. Est-ce que tout va bien ? »

Sous la terreur de me retrouver à nouveau enfermée dans mon propre corps, mes yeux s’écarquillent, mes pupilles se dilatent. Depuis quand mon double sait-t-il se faire si discret, ombre s’apprêtant à ressurgir ? Mes ailes se tendent. Je resserre d’un geste les chaînes métalliques les entravant, rouvrant par endroit certaines plaies ayant tout juste le temps de se refermer auparavant. Une larme perle sur le bord de mon œil droit tandis que je revois les scènes de combats, de tortures, de souffrances, causées par cette autre qui fait partie de moi. Je cache la partie gauche de ma face avec ma patte tandis que j’entends de nouveau le ricanement intérieur de Démone. Mon regard se dirige vers Sahara. J’ai envie de lui crier de fuir. Mes babines s’élargissent sous l’œil pulsant de rouge sang, tel un cœur avide de mal, faisant apparaître un demi-sourire, qui lui n’avait rien de sympathique. Je m’effondre à terre, cachant mon visage de mes pattes antérieur, tandis que celle inférieur, repliées sous mon ventre, labourent l’humus de mes griffes. Mes oreilles se rabattent vers le bas, suite à un mal de crâne m’enserrant la tête. Je laisse échapper un bruit mélangeant un sanglot étouffé et la voix plus rauque de mon double ricanant.  Cette dernière articule à l’attention de la jeune femelle me faisant toujours face :

« Salutation boule de poil. Tu avais dit que tu n’avais pas peur de moi hein ? T’as l’air d’avoir du cran, on va vérifier ça ! Ahaha ! »

Je continue de me replier sur moi-même, tentant de renfermer ce démon en moi, mes ailes de corbeaux perlant de sang, toujours tendues. Je laisse échapper de petits sanglots. Je la hais. Je la HAIS. Elle me détruit, me torture, tout comme ceux qui tentent de m’approcher. Elle va faire peur à la fille de ma meilleure amie, à une nouvelle amie. Elle va fuir, comme presque tous ceux qui font ma connaissance. Je murmure :

« Pas encore, pas elle…. Pas elle ! »

Je relève légèrement la tête en direction de la chatonne, mais je n’ose la regarder dans les yeux. Ma vision est floue de larmes et de tourments.

Une douleur lancinante, telle plusieurs profondes griffures, enserrent mon crâne. Je sens la moindre de mes veines se battre contre le poison de la cruauté. Je sens, je sais, que je perds le contrôle. Mes défenses s’amenuisent au fur et à mesure que la souffrance se propage dans mon corps, terrassant mes pensées, obnubilant mon esprit du danger qui m’habite. Je ne puis que l’entendre et tenter de faire la sourde face au rire, aux dizaines tortures minutieusement imaginées et élaborées par ce double qui me hante. Mon cauchemar refait surface, et cette fois ci je ne puis me réveiller.

Je réussis à jeter un regard suppliant, teinté de larmes, à ma récente amie qui ne peut que regarder le monstre s’éveiller petit à petit. Il n’y a personnes aux alentours qui pourront nous, lui, venir en aide. Elle doit fuir tant que l’Autre n’a pas le total contrôle de mon corps. Je vois la petite femelle retrousser ses babines et émettre un feulement enfantin de mise en garde, les oreilles plaquées en arrière. Elle feule, ses paroles claquant tel un ordre, un fouet face à une panthère rebelle :

« La boule de poil elle te dit de lui rendre la Plume Noire avec qui elle parlait juste avant ! Pas un démon sanguinaire qui ressemble à ce que Dada appelle Soldat et fait souffrir mon amie ! »

Elle hérisse son dos, prête à se battre. Nous faisons serte la même taille, mais ma musculature est bien plus développée et puissante que la sienne, encore immature. De plus elle ne s’est probablement jamais battue, contrairement au Corbeau, au Démon faisant partie de moi. Je sais qu’elle ne pourra gagner cet affrontement, et elle aussi, je peux encore l’apercevoir dans ses yeux. A bout de force, je ferme les yeux, je ne trouve plus l’énergie pour lui dire de partir aussi loin qu’elle le peut. L’autre n’a pas combattu ni causer de souffrance à autrui depuis bien trop longtemps, elle ne pense qu’à mettre en application tout ce que je lui avais empêché jusque-là d’exercer. Je me sens glisser petit à petit dans l’inconscience. Pour la première fois, mon autre personnalité m’a battu à plate couture. Mon corps s’arrête de bouger. Mes pattes ne tremblent même plus. Je ne sens plus rien.

*** ***

Après quelques instants, je retrouve enfin la sensibilité de mes membres. Je sens mon contrôle s’étendre au fur et à mesure que mes nerfs se réveillent. Le temps de quelques secondes me semblèrent durer une éternité, je contracte mes pattes, savourant le contact avec le sol, puis sort patte après patte mes griffes. Quelle gâchis de garder de si belles et longues griffes intacts, d’une innocente blancheur qui me donne la nausée. Je n’aime pas le blanc et la lumière. Ce ne sont que des choses ne connaissant rien de la réalité de ce monde, des choses irréelles, immatures et fragiles. La seule et terrible vérité de ce monde n’est que noir et rouge. Les ténèbres engloutissant la lumière et le sang écarlate tâchant la blanche et pure neige de la candeur. Rouge. Oui, je suis fasciné par le rouge. Ce même rouge ornant délicieusement mes yeux pulsant de sadisme, plus la moindre tâche de vert dans mes iris, enfin.

Après avoir repris le contact avec mon corps, j’ouvre mes yeux, dont les pupilles se rétractent en mince ellipse face à tant de luminosité. Me redressant, je laisse échapper un rire à la voix éraillée et légèrement grave. Je me tourne vers la petite chatonne me faisant face, les poils ébouriffés de colère, un large sourire fendant mes babines et laissant découvert mes canines. Je m’adresse à cette chose candide, amusée par cette naïveté :

« Oh ma pauvre chouchoute…. Tu crois que c’est parce que tu émets un petit bruit ridicule de chaton que je vais t’écouter ? Tu as peut-être l’habitude que tout le monde fait ce que tu souhaites ? Et maintenant que tu te rends compte que il y a pas que des tout gentils et des grands méchants que vas-tu faire ? Aller chercher ton Dada ou essayer de me battre avec tes griffes toutes justes dures ? »

Je m’approche tout en émettant un petit ricanement. Je la dévore des yeux. Je ne vais pas la tuer, ce ne serais pas drôle. Non je vais la marquer pour toujours jusqu’à ce qu’elle en fasse des cauchemars, et elle sera paralysée d’effroi quand elle me verra, moi ou plumette tiens, ce sera plus drôle encore de voir l’autre fondre en larme quand un autre félin supplémentaire va la fuir comme la peste ! En deux coups de dents, je délie mes chaînes. Mes ailes d’ébène enfin libérées, elles se déplient dans toute leur grandeur, créant une ombre sur la petite chatte. En deux coups et trois mouvements les anneaux métalliques cliquètent, enroulés autours de mes pattes avant. Dire que son beau pelage sera bientôt tâché de rouge puis marqué à jamais de mes propres griffes ! Je ne suis plus qu’à une longueur de vibrisse de ma nouvelle proie, toutes griffes sorties. Ma respiration saccadée par l’excitation, me demande si je me contente d’un œil en moins ou si je la couvre de griffures jusqu’à ce qu’elle tombe dans l’inconscience… La deuxième option semble la plus amusante tiens ! Et ça dure plus longtemps… Le mieux serait qu’elle tente de se défendre et qu’elle couine telle une souris prise au piège ! Ah quel délice de pouvoir se sentir libre de ses mouvements… Je dois en profiter avant que la rabat-joie ne se réveille !

La petite chatte couleur de sable me fixa, les sourcils froncés, un regard dur et froid envers moi. Était-ce du courage ou de l’inconscience de sa part de ne pas me redouter ? Cela m’importait peu, mais ça me changerais un peu des félins paralysés par la peur. J’allais enfin avoir un peu de résistance, de quoi se dégourdir les pattes et les ailes ! Cela faisait tellement du bien de ne pas être emprisonnée par l’esprit faible de cette lâche de Plume. Revenant à la situation, je continue de plonger mes yeux rouge sang dans les siens Elle m’affrontait du regard, une certaine haine dans les yeux. A mes paroles la petite chose se crispe, contractant ses muscles et se tassant un peu plus devant ma noirceur. On ne pouvait déterminer si c’était un pur réflexe pour se protéger ou si elle s’apprêtait à bondir. Dans tous les cas j’aurais été prête à répondre à son misérable assaut. Elle resta ainsi de glace le temps que mes paroles éraillées s’écoulent de ma gueule, puis, un air arrogant presque provocateur sur le visage, elle me cracha :

« Tu ne sais rien de moi. Alors ne vient pas porter de jugements sur moi et ma famille…. J’ai besoin de personne pour me protéger du monde et j’y veillerai ! Viens m’attraper si tu veux vraiment me fermer le clapet ! »

J’eu une envie de rire terrible à ces paroles. Elle semblait si sûre d’elle ! Je me demande alors comment sera-t-elle une fois que je l’aurais brisée, oui brisée son corps chétifs tout comme son esprit. Elle dit que je ne sais rien d’elle. Je lui aurais répondu qu’elle ne savait rien du monde, rien de moi, cependant la féline disparut en un clin d’œil de ma vision, laissant sur son passage une traînée de poussière. Je la voyais courir de toutes ses forces, tenter de s’éloigner de moi autant que possible. Ayant suivie sa discussion avec mon autre moi, je me doutais qu’elle chercherait probablement un endroit où elle aurait l’occasion de se servir de son pouvoir. Je m’élevai donc dans les airs en quelques puissants battements d’aile, tel un prédateur, et ayant en tête de lui donner une bonne leçon qu’elle n’oubliera probablement jamais. La petite femelle est difficilement visible de haut, son pelage se confondant avec la terre sèche, cependant les nuages de terre sèche soulevés dans sa course sont facilement repérable. M’élevant un peu plus, juste sous les chapeaux de champignons géants, je la suis sans grand mal, le vent filant sous les toits des habitations improvisées des Felinae. Dans l’ombre de ces derniers il ne restait qu’une petite chance pour qu’un chat non ailé ou ne possédant pas de sens sur-développés puisse me voir, corbeau à l’affus de sa proie. La dénommée Sahara finit par s’arrêter dans un dérapage au fond d’une petite combe, gère profonde mais dont le seul était plus granuleux. Je la vis petit à petit ramener les grains de sables autour d’elle, utilisant son pouvoir sans hésitation, ni sans grand effort visible. Les gravillons l’entoure et virevoltent telle une tornade, cependant leur trop petit nombre me permet tout de même de deviner la petite chatte. Elle décida de me provoquer, attisant malgré moi mon désir de sentir mes griffes dans sa chair.

« Viens me tuer maintenant Démon ! »

Oh que non je ne vais pas te tuer, me dis-je, mon sourire fou sur les lèvres. Je vais te torturer, te briser en mille morceaux, toi qui n’as pas senti les lames des humains t’ouvrir le corps et te modifier de force ! Toi qui vit dans l’insouciance de ta guilde, tu n’as connu ni la famine, ni la cage et les pas des bipèdes se rapprochant lentement de toi pour t’arracher à ceux que tu aimes. Je vais te faire délicieusement souffrir comme moi j’ai souffert intérieurement.

La féline couleur sable regardait fébrilement autour d’elle me cherchant du regard, prête à riposter. Je décidai donc de m’amuser un petit peu avant de lancer l’attaque, quoi de mieux que de jouer avec les nerfs de quelqu’un ? Je me mis à voleter en silence, assez loin de façon à ce qu’elle me discerne qu’avec difficultés. Je fis résonner mon ricanement rauque à multiples reprises, en différents endroit autour d’elle, quelque fois mes yeux rouge se reflétant par les rayons du soleil, je faisais cliqueter mes chaînes enroulées autours de mes pattes avant contre les chapeaux flasques qui renvoyaient de façon étonnante les sons, créant de magnifiques échos résonnant aux alentours.

Après quelques minutes de silences brisés, je finie par m’élever au-dessus de la dépression où se trouvait ma future proie, puis repliant soudainement mes ailes contre mes flancs, je plongeai vers elle à pleine vitesse, aidée par mon aérodynamisme ainsi que par la gravité, faucon d’ébène et de sang. Alors que je m’étais dangereusement approchée du sol et de la femelle, pour ainsi dire à moins de deux longueurs de vibrisses d’elle, je finis enfin par déployer mes ailes ; créant pendant un instant une sorte d’écran face au sable en suspension, puis enfin un courant d’air se fit sentir suite aux masses d’air que déplacèrent mes plumes noires. Mon éternel et cruel sourire sur les babines, je profitai du court instant où le temps semblait s’être arrêté pour projeter une de mes chaînes métalliques en direction de ma future victime, de façon à la projeter contre un pied de champignon non loin, où le lien s’enroula avec force. Prise au piège. La mouche était prise dans la toile de l’araignée. Je m’approchai de la féline, toutes griffes dehors, la regardant de mes iris de sang. Je murmurai alors à son attention :

« Que dis-tu maintenant boule de poile ? Oh, et concernant ce que tu as dit, sache que je connais très bien ta mère… »

Mon rictus fou s’élargit lorsque je me remémorai le magnifique combat qui s’était engagé il y a de nombreuses lunes à présent. Je poursuivis :

« Elle sentait la peur. Elle sentait la colère et la souffrance. »

Je continuais de m’avancer vers la petite Sahara, la fixant de mon regard. Je continuais à lui souffler :

« Tu sais ce qui l’a maintenue envie ? Sa rage. Cette même rage et souffrance qu'en moi. Qu'en nous . »

Je la regardais de haut, mon sourire disparut. Pour la première depuis que j’avais pris le contrôle. Je repris, la fixant dans le blanc des yeux, cherchant la moindre de ses émotions enfouies au fond de son cœur et de son âme. Je poursuivie :

« Tu ne connais rien du monde. Avant de pouvoir réellement t’opposer à moi, il va te falloir apprendre ce que c’est que la vie »

Au fond de moi, je commençais à sentir ses picotements caractéristiques apparaissant peu avant l’activation de mon pouvoir. Si mon air était rarement plus sérieux, je jubilais dans mes pensées. Tout ceci me procurait un bien fou, un sentiment de satisfaction, de plaisir à ce que je m’apprêtais à faire. Je m’étais arrêté à a peine une longueur de queue de la petite chatte couleur de sable, attendant de voir sa réaction à ma provocation alors qu’elle était actuellement coincée.

Mes paroles eurent l’effet escompté, et à mon plus grand bonheur je pouvais observer et ressentir un cocktail d’émotions s’émaner de la petite féline à la couleur du sable. S’il se dégageait de sa douce fourrure de chaton un flot de peur et d’angoisse, son regard s’était brusquement durci envers moi après avoir reçu un choc semblable à une cascade d’eau glacée sur la tête, comme pour montrer sa combativité et son obstination dans ses croyances et ses espoirs, choses futiles et envolée prématurément vu ce qu’elle avait devant les yeux et la situation dans laquelle elle se trouvait. Si la plupart du temps, elle possédait une maturité supérieur à celle des chatons de son âge, cette obstination avait quelque chose de juvénile à mon goût, garder un espoir, toujours croire en ce qu’un de ses parents lui a dit alors qu’elle ne connaît pas réellement sa mère ni le monde dans lequel nous vivons. La petite, toujours prise au piège par les anneaux métalliques, feula puis déclara, le ton agressif et presque hautain :

« Maman a fait une promesse ! Et je l’ai juré aussi ! Tu sais pourquoi elle avait la rage de se battre ? Parce qu’elle voulait vivre ! Alors vivre est pour moi le plus beau des cadeaux aussi ! Je ne connais rien de la vie et du monde, mais toi, toi la chose aux yeux rouges, tu ne sauras jamais ce qu’est le bonheur et tu mourras sans le savoir. Pas comme Plume Noire ! Parce que tout ce que tu sais faire, c’est ressasser et te venger sur les innocents ! »


A ses dires, je manquai d’éclater de rire. Je pense l’avoir parfaitement cerné ou presque. Je me redressai et replongea mes yeux dans les siens, mon sourire ayant disparu sur mon visage depuis quelques minutes déjà. Je pivotai la tête légèrement sur le côté, (par simple envie, je ne vais pas non plus argumenter chacun de mes gestes !). J’avais envie de casser ses paroles, lui montrer l’absurdité de ce qu’elle disait. A vrai dire, j’étais bien déterminée à la brisée en mille morceaux, que ce soit physiquement ou psychologiquement. Il était tellement drôle de voir un félin s’effondrer de lui-même ! J’avançai de deux pas encore, mes griffes sorties plantées dans l’humus légèrement humide malgré la chaleur. Etions deux adversaires se vouant une haine féroce ? Non, ce n’était en rien le cas selon moi. Il y avait simplement celui qui était supérieur et celui inférieur, celui faisant couler le sang de l’autre qui ramperais à ses pieds. Reprenant un ton grave et sérieux, tout aussi hautain que celui de la femelle me faisant face, je lui répondis avec ma voix rauque emplie de pulsions :

« C’est amusant de voir à quel point tu crois en ce que ta mère te dit, n’a tu donc aucun esprit critique pour suivre aveuglément ce qu’elle te dit ? »


Ma petite introduction était achevée. Je pris le temps d’inspirer le temps d’une demi-seconde, avant de me lancer dans une argumentation visant à détruire ce en quoi elle pensait, ce qu’elle proclamait haut et fort devant moi. Dans mon regard ne brillait plus seulement un sadisme démesuré et des pulsions meurtrières, mais une haine intense, écrasante face à cet être qui parlait sans savoir.

« Si je te disais que j’ai connu une époque qui pouvait s’apparenter à ce que tu appelles bonheur ? Fut un temps où j’étais aussi insouciante et ignorante du monde, et pourtant mon enfance, bien que malheureuse et terrible par rapport à la tienne, fut un moment que je n’aurais quitté pour rien au monde. 
Bien entendu le bonheur n’est qu’un moment où l’on se voile la face devant la vérité de l’existence, mais ça certains ne le savent pas… encore ; déclarais-je en me penchant vers elle, tout en restant hors d’atteinte de ses crocs enfantins. Ne juge pas les gens sans les connaître, ne détermine pas ce qu’ils ont vécus juste parce que tu as observé d’eux. »


Je me remis droite, la tête haute, surplombant légèrement celle de la fille de Nashira. Je détaillai le rictus de la petite chatte, observant sa réaction à mes dires, mais sans lui laisser le temps de me répondre, je poursuivis, mes babines fendant à nouveau mon visage dans un large sourire fou :

« Oh, et sache que la Plumette et moi sommes une seule entité. J’ai toujours vécu en elle jusqu’au jour où nous sommes devenues deux personnalités distinctes. J’ai ressenti et vu les mêmes choses qu’elle, elle n’a simplement pas supporté ce qu’elle a observé et subi. »


J’éclatai de rire en voyant la tête de la Felinae, ce visage déconfit, identique à celui de Nashira quand elle découvrit ce fait. J’avançai encore d’un pas. La distance nous séparant fut réduit à quelques longueurs de moustaches. Mon sourire toujours affichés, après un instant où le temps sembla s’être arrêté, je fis un geste rapide et puissant, plongeant profondément deux de mes griffes un peu au-dessus du poignet droit de Sahara et descendit toujours d’un mouvement vif vers ses coussinets, créant deux longues plaies sanguinolentes.

« Dernière chose, je ne fais pas que ressasser le passé, je profite parfaitement de ce genre de moments, Annonçais-je, avant de laisser s’échapper de ma gorge un rire sadique, gardant bien mes griffes plantées dans sa chair et me régalant de sentir à nouveau la chaleur du sang couler le long de ma fourrure. Et je ne fais pas que me venger, j’aime simplement jouer avec la vie, la laisser se languir de la mort sans la voir arriver. »