« Certains voient le monde divisé entre le noir et le blanc. Ma réalité, quant à elle, est divisée entre l’émeraude et le sang. »
Une ombre parmi les ténèbres, indiscernable, ou presque. Il peut vous arriver d’avoir l’impression d’être suivi en pleine nuit, au mieux vous discernez deux émeraudes tâchées de sang sous les rayons de la lune, les crissements métalliques d’une chaîne, puis à nouveau le silence complet. Si vous vous sentez oppressé, surveillé, menacé, attendu même, ne vous étonnez pas. C’est qu’elle est là.  

J’étais immobile, invisible, dans la pénombre odorante d’un buisson aux fleurs étranges. Je m’étais postée là depuis le crépuscule, à l’orée de la Forêt Empoisonnée, près d’un chemin où l’odeur des Soldats dominait. Le vent relativement fort faisait bruisser les feuilles des quelques arbres et arbustes encore vivant, masquant les claquements métalliques légers de mes chaînes.  Je savais que j’étais indétectable, ou presque, un félin à l’odorat génétiquement modifié pouvait probablement me repérer. Et c’était cela qui me faisait peur. Bien que mon visage affiche un impassible masque de glace, mes iris vert émeraude accueillant des volutes rouge sang, mon esprit était en proie à une profonde panique dès qu’un félin approchait. Ma mission actuelle n’avait pourtant rien de dangereux, enfin si, mais moins que d’autres. Je me contentais d’observer les faits et gestes des Soldats pour la nuit. Je pouvais observer la ville à moitié délabrée, quelques lumières n’ayant rien de naturelles illuminant certains bâtiments encore debout. Ma gorge était sèche une amertume s’était petit à petit propager dans ma gueule. Allongée de façon à pouvoir me déplier pour bondir de façon rapide, je réfléchissais sur la raison d’existence des humains. Selon moi, ils n’étaient pas là pour contribuer au cycle de la nature, alors pourquoi ? Pourquoi avoir créé des êtres pareils ? Ne serait-ce que d’en apercevoir un me donnait la nausée. Je ne pourrais jamais oublier toute mon enfance enfermée avec ma mère et ma sœur, pour être finalement arrachée à ma famille. Comment des chats pouvaient accepter de s’allier à eux ?

Un craquement de brindilles, un pas léger. Mes oreilles se redressèrent lorsqu’un Soldat s’approcha. Je me tendis, priant pour qu’il ne m’aperçoive pas. Au fond de moi, ma démone jubilait, comme à chaque approche, espérant le contraire de mes pensées, afin de pouvoir se défouler. Cela faisait un certain nombre de lunes à présent qu’elle ne s’était pas manifestée pour torturer quelqu’un. En contrepartie, certains des maux de crânes qu’elle me causait pouvaient me terrasser de douleurs. Cependant, si je m’évanouis, elle ne pouvait plus prendre le contrôle, c’était au moins cela qui me rassurait.

Une silhouette se détache des quelques lumières urbaines. C’était apparemment un matou, ou alors une femelle particulièrement musclée, bref, quelqu’un contre lequel j’aurais du mal à m’en sortir si un combat venait à s’engager. Je déglutis à l’idée de devoir me battre contre un chat de cette envergure, moi qui était petite et fine.

Alors que mon esprit tournait à toute allure, imaginant des scénarios tous plus terribles les uns que les autres –une partie venant très probablement des pensées de cette saleté d’autre personnalité, qui se riait de mes peurs et se délectait de mes douleurs-, un léger goût de sang s’était propagé sur ma langue. J’avais dû me mordre l’intérieur de la joue alors que j’étais dans la lune. Mes oreilles se redressèrent lorsque j’entendis un bruit sourd, semblant à un choc contre une matière dur telle que du bois. M’étant tassée sur moi-même afin de paraître plus invisible encore, tapis dans ce buisson, je soupçonnais le félin approchant d’être à l’origine de ce son. Qu’a-t-il bien pu faire pour causer cela ? Je tentais d’ignorer des idées toutes plus saugrenues les unes que les autres qui apparaissaient dans mon esprit. Il avait dû se taper un arbre ou un rocher, oui, ça devait être ça. Je clignai des yeux afin d’éviter d’être gênée par les particules amenées par le vent.

Un bruissement de feuilles juste au-dessus de ma tête attira mon attention. Je levai donc mon regard, et aperçue une écharpe d’origine humaine, grise, légère mais visiblement très confortable, emprisonnée dans les branches. Je fronçai le museau lorsque je sentis une forte odeur de Soldat s’en dégager. Me voilà bien mal tombée ! Si le chat à qui elle appartenait, et je pressentais le matou non loin de moi d’en être le propriétaire, souhaitait la récupérer, je serais à découvert ! Mes pupilles se dilatèrent de crainte à cette idée. Ce ne serait pas ma première mission où je devrai affronter, ne serait-ce que verbalement, l’ennemi. Quelle piètre ombre je faisais ! Il était vrai que j’étais débutante, mais tout de même… Et voilà que mon scénario fut validé lorsque j’entendis des pas lourds, dont les vibrations arrivaient jusqu’à mes coussinets, s’approcher de mon refuge. Je vis alors une masse couleur caramel apparaître et avancer jusqu’à ce qu’elle puisse s’emparer de l’écharpe fugueuse. Malgré moi, mes pattes commencèrent à trembler en même temps que j’entendais le ricanement lugubre de Démone se diluer dans mon esprit telle une goutte de sang dans l’eau pure. Je vis des yeux rouges. Des yeux rouges posé sur Moi. Non pas rouge sang comme ceux de l’Autre, mais d’un rouge magma, trahissant une énergie en ébullition au fond de ce chat. Le mâle dit alors, d’une voix douce et calme :

« Viens la petite chose, viens que je te ramène chez moi ! »

Quoi ?! Faillis-je m’étrangler, si mon esprit n’était empli de peur et combattant ma personnalité opposée. L’adjectif ‘‘petite’’ manqua de me vexer, mais ce n’était ni l’endroit ni le moment pour cela. Cependant, s’il y avait bien une chose dont j’étais invariablement contre, c’était qu’il me ramène ! A ça non, pas question de retourner dans cet enfer qui m’a traumatiser près d’une année ! Encore aujourd’hui j’ai de nombreuses séquelles de mon opération… Mes pupilles se rétractèrent lorsqu’une soudaine lumière accompagnée de chaleur apparut. Le buisson s’enflamma soudain, dès que le chat c’était écarté ! J’en déduis que le Soldat avait le pouvoir d’utiliser le feu, je ne sais de quelle façon cependant. Tandis que les branches se consumaient autours moi, ma vue se dégagea et je pu voir dans sa totalité le félin qui me faisait désormais face. Un grand mâle roux, aux pattes couvertes d’écailles brunes, preuves de ses modifications génétiques par rapport à un chat normal. Désormais à découvert, il m’était inutile de rester recroquevillée sur moi-même. Je me relevai donc, restant surplombée en taille par ce mâle. Relevant la tête, je le regardai dans les yeux, un visage froid, sans émotions, s’était composé sur mon visage, alors que j’écoute le félin visiblement gêné :

« Euh, désolé, je... je ne savais pas que t'étais un chat... euh... par-pardon ! »

Ainsi, cachée dans l’ombre, il m’avait pris pour une quelconque créature, comme celles étranges vivant et se diversifiant en ces lieux contaminés. Quelque part, cela me rassura dans ma capacité de camouflage. Un léger sourire fugace apparut sur mes babines, tandis que j’étais amusée de voir ce grand gars s’excuser, d’autant qu’il faisait partie d’une guilde ennemi. Le vent m’apporta un doux et discret effluve de Caméléon. Ma joie disparue systématiquement de ma gueule. Pourquoi, et surtout comment, un Soldat pouvait-t-il ainsi sentir le Caméléon ? Peut-être revenait-t-il d’une mission dans le but de massacrer mes semblables… Cependant aucune odeur de sang autre que celui de mes plaies ne flottait dans l’air. Je m’adressai à celui qui me faisait face :

« Bonsoir, Soldat. »

Mes mots froids claquèrent dans le silence nocturne. Glacials, distants, mais ne se voulant en rien méchant. J’ajoutai, le défigurant, méfiante :

« Malgré les conditions dans lequel nous nous rencontrons, pourrais-je savoir pourquoi se dégage de toi l’odeur des Caméléons ? »

Je ne savais pas s’il avait compris que j’appartenais à cette guilde, mais la senteur de mon propre pelage devait probablement me trahir. Dans mon œil gauche apparurent quelques volutes rouge sang, montrant que Démone était prête à se battre à la moindre action agressive. Mes ailes tendues par le stress, j’étais prête à les délier de leurs chaînes si besoin.

Mon air méfiant et glacial semblait l’avoir quelque peu blessé, comme s’il était étonné que je m’adresse ainsi à lui, qui par son appartenance à la guilde des Soldats faisait par défaut de lui un ennemi. Je n’avais pas à m’en vouloir, il était parfaitement en mon droit de n’être pas en confiance en sa présence, d’autant qu’il est bien puissant et massif que moi, pauvre ange déchu à la taille ridicule malgré mes grandes ailes. Une certaine lueur de fierté s’alluma dans ses yeux couleur magma alors que je prononçais mais paroles, un de ces sentiments d’être fière de qui l’on ait, de nos actions et nos pensées. Un de ses sentiments qui m’avaient abandonnés depuis près d’un an déjà. Un an oui, ou j’ère seule, déchirée et loin de ma famille, où je me haïssais, moi et mon Démon. J’aurais tant aimé ne plus avoir le gout de l’amertume et du sang dans la gueule, pouvoir retrouvé ma sœur bien aimée et ma magnifique et courageuse mère. Etait-elle encore vivant à présent ? A quoi pouvait bien ressembler Fleur de Cerisier, à présent adulte elle aussi ? Je fus sortie de mes pensées lorsque le matou s’exclama, un orgueil assumé dans le ton de la voix :

« Ah, tu l'as remarqué ? En effet, je sens le Caméléon car je rentre d'un rendez-vous. Amoureux, oui, mais puis-je dire que j'ai un effet sur beaucoup de filles. »

Alors que je le regardais avec toujours autant de distance et de défiance, je fronçai légèrement le museau, presque dégoûtée devant sa vantardise. S’il a bien une chose que je n’ai jamais été, même à l’époque où mon âme n’était divisée en deux, c’était l’orgueil, d’autant plus à propos de choses aussi… j’aurais envie de parler d’une chose très sérieuse, mais après tout qui étais-je pour décrire l’amour entre deux félins, moi qui n’avait jamais ressentie de tels sentiments ? Le mâle me regarda d’un air malicieux, un sourire éclairant son visage et me fis un clin d’œil. Je pus apercevoir une lueur de distraction, de plaisir dans ses iris. Je clignai des yeux devant cette scène d’amusement, car c’était bien la première fois de ma vie que je voyais un chat semblant s’amuser à ce point devant moi. Ainsi le monde n’a-t-il pas complétement été envahi par la tristesse et les ténèbres ? Ce Soldat semblait comme ignorer la grisaille ayant envahis la plupart des cœurs, dont le mien depuis longtemps aussi noir de solitude et d’incompréhension que l’ébène de mon pelage et de mes ailes. Je ne savais que dire face à ces paroles et son amusement. Cela me semblait presque irréel. Le chat parut se rappeler soudainement de quelque chose, puis déclara à mon attention :

« Au fait, j'ai oublié de me présenter. Moi, c'est Blaze. Et toi ? »

Ainsi il se prénommait Blaze… je ne sus pourquoi mais je trouvais que cela lui allait terriblement bien. Enfin peu importe, on ne choisit pas son prénom et c’était souvent dans le plus pur hasard qu’il prenait sens dans notre vie. Le mien, j’ai cru le redécouvrir lorsque je me trouvai soudainement pourvu de grandes et terribles ailes de corbeau. Revenons à notre situation. Je fus d’autant plus étonnée face à ce curieux personnage qu’il semblait ne pas comprendre l’adversité, l’opposition des différents camps félins de ces territoires. Il se présentait à l’ennemi avec un air joyeux, presque innocent, mais dont la puérilité ne me semblait plus à prouver. Je m’étais assise entretemps, vu qu’il ne semblait en rien décidé à m’agresser, et c’était plutôt, non, décidément une bonne chose pour moi que presque tous les Soldats que je croise sont presque amicaux envers ma personne. Je ne savais pas à quoi c’était due, mais en ces moment-là je me sentais presque chanceuse. Je dis bien presque car ma vie ne l’ai pas en général. J’observai le félin se gratter vigoureusement derrière l’oreille comme si un parasite s’y trouvait, puis s’assoir à son tour, enroulant quant à lui sa queue autours de ses pattes avant, tandis que j’étais toujours contractée, presque à réagir au moindre renversement de situation. Je finis par me présenter à mon tour, n’ayant pas quitté mon air glacial :

« Mon nom est Plume Noire. »

Je le fixais toujours, cependant assez curieuse. Devais-je lui demander la raison de son ton presque amical ? J’avais cependant peur que cela ne lui rappelle quel comportement il devrait avoir en ma présence. Je finis par continuer après un court instant de réflexion, continuant à le fixer de mes yeux émeraude nuancés de rouge sang :

« Serais-tu un nouveau parmis les Soldats par hasard ? »

Je devais savoir, cela pouvait paraître idiot mais quelque fois ma curiosité me prenait et je ne pouvais m’empêcher de l’assouvir. J’ai tenté d’éviter la question fatidique, me disant qu’il serait normal s’il venait juste d’arriver qu’il ne connaisse guère les habitudes de cette partie du monde.

 
Le matou semblait hésité tandis qu’il me dévisageait. Dans son regard, que je n’avais pas cessé de soutenir tout le long de la rencontre, quelque chose c’était comme froissée, une étincelle d’animosité semblait être apparue au fond de lui. Un frisson intérieur me parcouru le long de la colonne vertébrale tandis que mes craintes prenaient de l’ampleur. J’aurais dû me taire, une fois de plus. Pourquoi avais-je donc cette manie de dire cette phrase de trop ayant une forte et vicieuse tendance à faire basculer la situation ? A moins que ce ne soit mon ton glacial et distant qu’il n’appréciait guère. Bien que je n’aurais jamais voulu, ni pu, changer cette seconde supposition, je commençais à m’en vouloir. Je me tenais là dans une situation fort détestable, et je serais bien obligée de fuir pour ne pas me faire écrasée par la masse musculaire bien supérieur de ce mâle. Malgré cette antipathie passagère dans son regard, le dénommé Blaze conserva une figue amicale. Peut-être prenait-il sur lui ma remarque, ou alors je m’étais tout simplement trompée. Toujours, sur mes gardes, je l’observai tandis qu’il ouvrit la gueule, cependant le timbre de sa voix était nettement plus agressive que son expression d’il y a quelques secondes.

« Bien sûr que je ne suis pas nouveau ! J'ai été soldat toute ma vie ! Ce n’est pas ma faute si... »

Instinctivement, j’avais légèrement ramené mes pattes antérieures sous moi, prête à réagir au quart de tour. Cela pouvait paraître contradictoire, me ce que je craignais le plus à cet instant précis était que se dégage de moi un effluve de peur. Ce Soldat paraissait assez instable pour s’énerver à la moindre mauvaise question, et je savais pertinemment que tout pouvait mal tourner très rapidement, aussi instable que je l’ai été quelques mois auparavant, et même à cet instant même. Le félin sembla hésiter à dévoiler ses pensées, et tandis qu’il déglutit, il resserra un peu plus son écharpe contre son cou. Cela me rappela fortement ma manie de resserrer un peu plus mes anneaux métalliques lorsque je sentais ma double personnalité revenir en force. Aurait-il lui aussi une blessure profonde, un traumatisme à cacher, à enchaîner aux yeux d’autrui ? C’était loin d’être le moment de lui poser une question si intime. Il continuait, une colère grandissante dans le ton comme dans le regard. Je commençais à hésiter à reculer, mettre un peu de distance face à ce volcan menaçant d’entrée en éruption, d’autant qu’a mes dépend, j’avais parfaitement connaissance du pouvoir redoutable de ce chat, bien plus puissant à mes yeux que le mien. Il reprit une profonde inspiration et continua :

« ... si je viens d'ailleurs et j'ai passé des semaines dans un foutu camion. Eh oui ma chère ! Vois-tu qu'il y a  peine un mois, un monstre a failli me tuer en me tranchant la gorge ! On m'a mis dans un camion avec quatre autres chats, et que deux en sont sortis vivants ! »

Là, le frisson parcourant mon dos, de ma queue jusqu’à ma nuque, était bien réel. Que sous-entendais-t-il quand il disait que deux étaient morts ? Décédés par les mauvais traitements que leurs infligeais les humains, ou était-ce lui et l’autre arrivant qui les avait trucidés ? Ce Soldat me semblait décidément bien dangereux. Le matou bouillonnait intérieurement, ce n’étais pas difficile à deviner avec sa respiration devenue irrégulière, tandis que je conservais mon masque de glace sur le visage. Je me relevai, priant pour que mes membres ne commencent pas à trembler sous ma crainte grandissante, d’autant plus que je sentais la violence pleine de ténèbres tentant de m’embrouiller l’esprit. Ma double personnalité s’apprêtait à revenir à l’assaut, je le devinais facilement en ressentant le picotement caractéristique causé par mon œil gauche qui petit à petit, sans que je ne puisse y faire quelque chose, s’emplissait de volutes rouge sang. Prenant une inspiration, je plongeai mon regard calme dans celui du baptisé Blaze.

« Je suis désolée si je t’ai froissée en posant une question indiscrète. Je crains qu’en cette sombre période, bien peu de félins ont une vie agréable dénuée de soucis. »

Un mal de crâne resserrait son étau autour de ma tête, et déjà je pouvais entendre distinctement le rire sadique et cruel de Démone. Je devais partir, vite, m’éloigner le plus possible, dans un endroit loin du regard des autres, et surtout d’un félin aussi instable qui pourrait m’attaquer à tout moment. Fuir. Tandis que je reculais pas à pas, toujours observant le mâle, je hochai de la tête et conclus :

« Je ne souhaitais pas t’offenser, encore désolé. Sur ce je crains devoir partir, de plus tu as probablement des choses à faire. »

Je me détournai de lui et me mis à m’enfoncer dans les fourrez, surveillant du coin de l’œil cet étrange mâle  instable.