L’Automne était bien présent. Les rares feuilles qui subsistaient dans cette forêt à moitié morte s’étaient teintées de couleurs chaudes. Les bourrasques de vent semblaient inviter les feuilles à valser. Le tout créait un bal de fin d’été, comme si la nature souhaitait se rappeler de la chaleur qui avait déjà disparue.

Comme toujours, je me tenais à l’écart des autres, admirant le paysage et réfléchissant au sens de ma vie. Mes chaînes, emprisonnant toujours mes ailes, cliquetaient sous l’assaut du vent. Je repensais  à ma dernière rencontre avec Nashira, à nos pleurs, à nos douleurs. Bref. Mes pensées étaient toujours aussi sombres, même si elles étaient moins centrées sur ma personne.
Les assauts de mon Démon s’étaient calmés, cependant, mon œil droit était à présent constamment rouge, nouvelle raison pour ne pas me mêler aux autres, afin qu’ils ne s’aperçoivent pas de ce changement pour le moins marquant. Même pour aller chercher une proie sur le tas de gibier, je faisais attention à ce qu’aucun félin ne me remarque, ou au moins à ce qu’il ne voit pas la face droite de mon visage. Le sourire de mon Démon ne s’affichait plus. Il/Elle n’avait aucune raison de parler à voix haute, étant donné qu’il pouvait me souffler toutes ses horreurs à l’intérieur de ma tête.

Alors que mon esprit était ailleurs, au milieu de mes multiples tourments, je sursautai en entendais des feuilles craqués sous le poids d’un félin. Quelqu’un s’approchait. Un Caméléon, donc pas un agresseur potentiel, mais c’était aussi mauvais à mon goût. Je me retins de tourner la tête en sa direction, au risque de dévoiler mon œil rouge sang. Il y avait encore la possibilité qu’il ne soit que de passage et qu’il ne prête pas attention à ma pauvre personne. Je restai donc assise, immobile, les muscles légèrement tendus par la source de stress causée, même minim. J’entendis alors une voix masculine s’élevé. Un Caméléon voulait visiblement engagé la conversation avec moi. Je restai campée sur mes pattes, ne voulant pas lancer un regard à mon interlocuteur, tentant de sauver la situation. Mais je savais que c’était raté. Je priai donc pour qu’il ne remarque pas la différence inhabituel de couleur de mes yeux.

Mon esprit tournait à cent à l’heure. Avec un peu de chance, ce « camarade », appartenant également à mon clan, ne m’avait jamais observé et ne verra donc pas que ce satané œil rouge ne devrait pas être là. Enfin, s’il ne l’avait jamais vu, il n’y ferait pas plus attention, tout comme mes ailes, qui étaient presque  "normales"  vu que quasiment tous les chats étaient génétiquement modifiés.  Après un simple « bonjour » inefficace, le matou insista pour discuter face à face, à mon plus grand malheur :

« La moindre des choses serait de me regarder en me répondant, non ? »

Mais qu’est-ce qu’il me voulait, celui-là ? Peu de gens m’adresse la parole dans ce monde, et cela doit tomber à ce moment précis, créant une situation pour le moins délicate.  Je pris une grande bouffée d’air, dont la senteur dominante était celle de l’humus, et je me retournai, lentement, l’air désintéressée et marmonna un « Bonjour» en retour.
Je me mis à détailler le mâle, qui était particulièrement grand. Déjà que j’étais petite comparée à un chat normal, mais par rapport à ce Caméléon, je semblais aussi petite qu’un chaton de quelques lunes. Il portait une paire de lunette sur son museau, accentuant l’aura intellectuel qu’il dégageait. Sa fourrure grise était décorée de rayures bleues/violettes, me donnant la certitude qu’il était également passé par le Laboratoire des humains. Je remarquai soudain que derrière lui, flottait un livre ! Un étrange bouquin dont l’aura violette me fit déduire qu’il était attaché par je ne sais quel pouvoir au Caméléon.

Pendant quelques secondes, le silence reprit ses droits. Je n’étais pas d’humeur à discuter mais ce chat m’intriguait. Nous étions visiblement tout aussi bavard, et peut-être aussi étrange physiquement, entre ses lunettes, son livre volant et mon œil rouge et mes ailes enchaînées.
J’espérai gagner du temps afin de tenter de m’arranger avec ma double personnalité afin qu’elle me rende mon œil droit, mais il était trop tard, il m’avait vu. Et sans le savoir, il avait également vu mon Démon, la chose qui me fait me haïr.

Le mâle s’avança en ma direction. Il avait dû remarquer que je cachais quelque chose, et il avait entièrement raison. Mes yeux grands ouverts, fixés sur le matou qui s’approchait de plus en plus de moi, je n’osai pas bougé. Il se mit à fixer quelques instants mon œil droit, ce qui me mit dans un profond mal à l’aise. Il l’avait remarqué, mais je supposai qu’il avait évité le sujet, à mon grand soulagement. Le Caméléon prit une inspiration et relança la conversation :

« Dis-moi, tu n'aurais pas vu des ingrédients dans ces lieux ? J'en cherche, de même. »

Des ingrédients ? Quels ingrédients ? Voulait-il parler de ces étranges objets que l’on trouvait un peu partout ? Je n’y avais pas réellement fait attention. Je lui répondis, ne cachant le fait que ces "ingrédients" ne m’intéressaient pas réellement :

« Je n’y ai pas fait attention, mais vu que tu as l’air de t’y intéresser, si j’en trouve je te les donnerai. On se verra surement au camp de toute façon. »

Je tentais de fermer ce sujet de conversation afin de le questionner sur une chose qui me titillait l’esprit depuis plusieurs minutes :

« Pourquoi tu as un livre qui flotte derrière toi ? C’est assez… atypique. »

Je souhaitais être directe. Ce chat attirait ma curiosité, et je ne pouvais m’empêcher de me renseigner sur lui, au risque qu’il me pose une question sur mon œil en retour.
Nous étions face à face. Dans ma tête, mon Démon restait très attentif à ce qui se passais "l’extérieur".  Ces derniers temps, il ne manquait pas une opportunité pour se manifester, et je souhaitais lui en empêcher.

Mon côté associable fit que je souhaitais tout de même augmenter la distance qui nous séparais. Et alors que je reculais, je marcha sur quelque chose de collant. Je me retourna et trouva une magnifique rose bleu qui semblait prisonnière d'une sève qui commençait à se durcir. Cela me fit penser quelques secondes à ma condition, puis rappelant ma "promesse", je pris la rose et la déposa devant les pattes du mâle aux lunettes.

« Tiens, Cadeau. »

Je m'assis, attendant une réponse à ma question.