"La vie est comme une spirale, en constante évolution mais avec des événements, des questions se répétant, comme de nouvelles possibilités pour réparer ses erreurs, pour évoluer."

Il m’arrive bien rarement d’être d’humeur poétique, ou alors plutôt de celle qui arrache aux mots la souffrance dont l’on a du mal à se débarrasser le reste du temps. L’étrange sentiment de bien-être qui m’habitait à ce moment-là fait sûrement parti des exceptions qui confirment les règles.

Peut-être était-ce le doux coulis de l’eau, provenant de ce timide ruisseau. Peut-être était-ce la douceur amère de ma dernière rencontre qui me laissait dans une euphorie dû à une de mes rares réussites de socialisation. Peut-être était-ce simplement dû au silence de mon double. Bien qu’au fond, je me doutais bien que cela illustrait parfaitement le calme avant la tempête, cette accalmie avant un déluge –bien souvent sanglant dans mon cas-, m’incitait à méditer, à profiter de ce repos auquel je n’avais pas eu le droit depuis des mois.

Je me trouvais donc, les yeux fermés, allongée confortablement  au bord du point d’eau qui traversait la Forêt Empoisonnée. Je connaissais les lieux comme… comme… disons aussi bien que le nombre de griffes que j’avais au bout des pattes. Je savais donc quels lieux étaient soigneusement évités, contournés, par la majorité des félins, qu’ils soient agressifs ou passifs. Le risque que quelqu’un me dérange était donc minime, et je pouvais m’abandonner à la contemplation et au repos. Dans des temps si sombres pour tout être vivant, ne serait-ce que quelques secondes de répit sonnaient comme des pièces d’or aux yeux d’une pie.

Les pattes repliées sous mon pelage, je profitais de l’onde fraîche amenée par le vent, apportant également une odeur de pluie prochaine. Le printemps, si l’on pouvait associer la saison arrivant à ce nom d’une ancienne époque, de celle où la nature était harmonieuse et rangée, oui le Printemps arrivait. Cela ne signifiait pas forcément le renouvellement de la nature, de toute façon que pouvait-on espérer chez les arbres morts et gris formant la majeure partie de la Forêt Empoisonnée ? Rien. Pouvait-on peut-être apercevoir un buisson aux formes tordus et hésitant entre la normalité et des formes étranges dues aux mutations. C’était le deuxième Printemps que j’allais pouvoir admirer en liberté. Je comptais bien en profiter, du moins si l’Autre me permettait de rêver, de fantasmer à des joies qu’Elle prendrait probablement un malin plaisir à saccager. Il était vrai que j’acceptais mieux sa présence qu’il y a de cela plusieurs saisons, mais son existence dans les tréfonds de mon âme obscurcie de ne mettait pas non plus en joie, bien au contraire…

Vous pouvez bien comprendre que, partie dans une telle réflexion intérieure, je n’entendis d’abord que l’écho d’une voix qui me semblait lointaine, irréelle, résonner dans mes tympans. Un second appel, plus net, plus accentué et puissant, me sortit définitivement de mes rêveries.

« Pourquoi tes ailes sont enchaînées ? »

Pas de salut, pas la moindre formule de politesse, sans pour autant une once d’agressivité spécifique, une simple parole tranchante et directe. Le félin originaire de telles paroles ne devait pas souvent tourner autour du pot. J’ouvris les yeux, laissant le temps de quelques millisecondes mes pupilles s’adapter à la luminosité ambiante. Je tournai mon regard émeraude vers le félin qui s’était approché. Tout en sortant de ma réflexion, des questions se bousculèrent de plus en plus rapidement dans mon esprit. Qui est-ce ? Pourquoi est-il ici ? Je détaillai l’apparence de ce félin. Un mâle. Pelage noir et d’un roux semblable aux flammes, un regard argenté déstabilisant… et une odeur de Soldat. Un frisson me parcouru, tandis que je me redressai, me mettant en posture assise. Il me serait ainsi plus aisée de riposter en cas de problème, je me serais sentie beaucoup trop vulnérable si j’étais restée couchée une seconde de plus. Je déglutis, me demandant ce qu’il faisait dans le coin, mais le plus important était que j’étais découverte. Le bon côté des choses était qu’il ne semblait pas chercher les ennuis. La voix serrée –plus parce que je n’avais pas parlé depuis des heures que par peur-, je commençai par un simple :

« Bonjour. »

Je marquai une pause, le temps qu’il me réponde, puis j’ajoutai d’une voix froide, distante, méfiante mais dénuée d’agressivité réelle :

« Il me semble que poser une telle question, dans ces circonstances, n’est pas très poli et tient plus de la curiosité… et de l’indiscrétion. Pour le moment, je me contenterais de vous demander à mon tour : Et vous, pourquoi êtes-vous là ? »

Un esquisse de sourire taquin faillit –du moins j’espère qu’il ne le fit pas- s’afficher sur mon visage l’espace d’une seconde. Je me demandai là si au finale, le silence de Démone ne cachait pas le fait que je commençais à lui ressembler, que nous nous harmonisions. Cette idée ne me plaisait guère, voir PAS – DU – TOUT. Je balayai mentalement cette idée pour me concentrer de nouveau sur la situation présente.
 

Le ton de ma voix sembla rappeler au matou la rivalité de nos guildes, je pu cependant constater, avec une certaine surprise, qu’il me détailla du regard presque avec contemplation, comme si quelque chose en moi pouvait être joli à regarder. Rien ni en mon apparence ni en mon cœur n’était beau, tout n’étais que ténèbres, alors à moins qu’il ne soit attiré par la noirceur de mon âme, je ne comprenais pas trop son expression. Après que ses iris se soient fixées quelques instants sur mes ailes, ce qui me rendait un peu nerveuse, gênée, il finit par me rendre la monnaie de ma pièce en s’adressant à moi, la voix comme un de ces courants d’automnes, que l’on remarque par leur légère froideur piquant la peau, sans pour autant la mordre :

« Je me baladait juste dans le coins pour me trouver un endroit où m’allonger et profiter de mon après-midi. Après tous ses bois n'appartienne à personnes, je me trompe peut-être ? Je vous retourne la question. Et vous, Pourquoi êtes-vous là ? »

Je dois avouer que ses paroles me dérangeaient. L’idée qu’un soldat puisse sortir comme bon lui semblait pour aller se prélasser dans une forêt presque morte, c’était… oui dérangeant, dérangeant et inquiétant pour tous ceux qui, comme moi, étaient leurs ennemis. Je n’aimais pas ne pas pouvoir lui rétorquer que ces lieux nous revenaient de droits, qu’ils avaient leur ville et leurs campements  d’humains. Que quitte à voir chaque jour l’aube se lever sans savoir si l’on allait pouvoir se remplir le ventre, que l’on puisse revendiquer quelques territoires ! Mais j’ai gardé mes pensées pour moi, c’était là mes convictions et uniquement les miennes, probablement tous les Caméléons n’avaient pas les mêmes avis que les miens. Je ne pouvais cependant pas me retenir de me méfier de ces félins.

Je n’avais pas envie de me justifier quant à ma présence au bord du ruisseau, non pas parce que j’avais quelque chose à cacher, mais que je n’avais aucune raison réelle de me trouver là. Je vivais, évoluait dans mon environnement en fonction de mes besoins et de mes envies, tout simplement. Oui, la liberté, tout simplement. Mais je ne me sentais pas de rétorquer cela à ces chats que je méprisais pour la plupart, pour la simple raison qu’ils suivent des êtres abominables, tant dans leurs pensées que dans leurs actes. Comment pouvait-on suivre en toute conscience des personnes arrachant des chats à leur famille, à leurs amis, les torturant, les modifiants… Mais je lui avais posé cette question et il avait répondu alors qu’il n’en avait pas la réelle obligation, alors, peut-être cela pouvait paraître étrange, mais le choix qu’il avait fait me donnait l’impression d’être obligée de lui rendre à mon tour une réponse. Je me sentais quelque part piégée. Je dévisageais ce Soldat, dont les yeux entièrement argentés s’étaient assombris, devenant presque gris, d’un gris scintillant autant étrange que cela puisse paraître.

Je laissais de nombreuses secondes s’écouler avant de donner ma réponse, peut-être une minute, peut-être moins, me contentant auparavant de plonger mes yeux émeraudes, parfois traversés d’une volute rouge sang, dans les siens scintillants.

« Je suis là simplement par ce que je vis, je vis libre et libre je suis d’être ici. Cela vous convient comme réponse ? » Je marquai une très légère pause avant de continuer, lui empêchant de reprendre la parole : « Que ce soit oui ou non, vous devrez vous en contenter. »

Je plissai légèrement les yeux, sans pour autant dériver mon regard du sien, tentant de sonder la profondeur de ses émotions et de son âme. Je finis par lâcher du même ton sec, allant droit au but :

« Que me souhaitez-vous ? »

Ma queue balaya avec légèreté la surface de la pierre sur laquelle je me trouvais Je pense que l’on pouvait facilement discerner ma nervosité de par ma posture tendue, prête à réagir en cas de problème. La sérénité qui m’habitait quelques minutes auparavant, avant son interruption, m’avait entièrement quitté, laissant simplement une amertume sur ma langue, dont je n’arrivais plus à me défaire depuis plusieurs jours.

 

Le matou ennemi sembla préféra la voie d’une paix, bien qu’éphémère, plutôt qu’une bataille inutile qui nous aurais probablement blessés tous deux. Il annonça en effet d’une voix calme et posée, chacun de ses mots étant réfléchis :

« Je vous souhaite le meilleur chemin possible tout simplement. »

Bien qu’il ne semblait décidément pas agressif, ces mots ne semblaient pas naturels… Peut-être tout simplement à cause de son appartenance aux rangs félins dévoués à ces saletés d’humains. Ma méfiance et ma suspicion devaient probablement émaner de toute ma posture et de mon expression. Je n’aurais eu aucune raison de les cacher de toute façon. Je m’assis, ma queue balayant le sol, mes ailes tournées comme possible en direction de la terre afin de protéger en cas de besoin leurs parties les plus sensibles. Il devait se dégager de moi une aura de tension, mais peu m’importe. Je le dévisage d’un regard froid. Il rajoute rapidement, visiblement intéressé par ma personne :

« Sinon maintenant que nous avons fait les présentations je vous repose ma question indiscrète de tout à l'heure. Pourquoi vos ailes sont attachées ? »

Lui, du nom de Eclipse, cherchant simplement à connaître une féline de passage, et moi, la féline en question, sur la totale défensive, une âme entourée d’une muraille de protection, de méfiance, d’autant plus envers ceux qui n’ont aucune raisons de NE PAS m’attaquer. La situation pourrait paraître assez humoristique…
Inconsciemment, mon œil gauche était traversé par de plus en plus de volutes rouge sang. Mon Démon intérieur se préparant à un possible ‘’divertissement ‘’. Enfin, inconsciemment… Je pouvais tout de même ressentir quelques picotements désagréables dans l’œil en question, mais mon attention était toute tournée vers le Soldat.

La question qu’il me posait-là était presque légitime, même si le mot ne convient peut-être pas… Bref, j’avais tellement l’habitude de cette demande, de cet étonnement de la part d’autrui, qu’elle m’était devenue on ne peut plus familière. S’en devient presque le « Bonjour » des autres félins à mon égard ! Au moins, il avait la politesse de me vouvoyer, il remontait, de ne serait-ce une longueur de griffe, dans mon estime. Je ne devais en aucun cas donner d’indices concernant mon dédoublement de la personnalité à un gars comme lui. Il pourrait communiquer ses conclusions et cela pourrait peut-être se retourner contre moi… Celui qui me dit que je suis un poil paranoïaque, je lui réponds que ‘’prudence est mère de sureté’’ !  Et diable qu’il nous en manque de la sureté dans ce monde…  Je finis par lui décocher, d’un ton toujours sec, mais prenant garde à ne pas le rendre trop agressif (du moins je l’espère) :

« Certains ne souhaitent pas connaître le vertigineux monde des volatiles, et j’en fais partie. Il est de ma fantaisie de vouloir me rappeler à chaque instant qu’il vaut mieux avoir les pieds sur terre. »

Aah je crois que je prends décidément un certain plaisir à parler de cette manière, très tortueuse au point d’en être presque ridicule. Il avait là peut-être un petit côté théâtral. J’avais pu observer dans les yeux du dénommé Eclipse une pointe d’impatience, et cela m’amusait un peu. Je me dis que Démone devait déteindre sur moi depuis le temps qu’elle me torturait avec ces paroles pleins ma tête, parfois pendant des heures d’affilées. Je rajoutai, un petit sourire malicieux en coin, qui disparut une fois mes paroles terminées :

« Est-ce que je vous demande pourquoi vos yeux sont tels qu’ils sont ? Ne peut-on pas observer ce qui nous rend original sans pour autant le faire remarquer aux personnes concernées ? »