« Le monde n’a pas de sens et n’en a jamais eu. Ce sont les êtres perdus au milieu de son immensité qui tente de lui en donner une, afin de se rassurer sur leur propre existence. »

Une ombre pleure, cette masse noire, ridiculement petite et invisible, dans les ténèbres de la nuit, dont seuls les yeux d’émeraude et de sang brillent à la lumière de la lune. Une forêt étouffante, aux multiples arbres mourants, était gouvernée, écrasé, par un silence qui nous prend à la gorge. Et lorsque l’on approche de ce mince ruisseau, on peut quelque fois entendre un ange pleurer. Un ange déchu. Mêlés aux clapotements de l’eau, des pleurs étouffés, tantôt aigus, tantôt rauque. Lorsqu’on tend l’oreille, on peut distinguer les claquements métalliques de chaînes. Certains disent que c’est un ange déchu qui pleure sa condition, d’autres prétendent que c’est un démon.
Je peux vous confirmer ces deux versions, car cette ombre, c’est moi.

Je m’étais réfugiée dans la forêt empoisonnée, comme à mon habitude. Combien de fois m’étais-je promenée entre ces immenses troncs dénudés et ces buissons ? Je connaissais le moindre sentier par cœur, la moindre odeur de chacune des plantes de ces lieux. Ah vrai dire, je n’étais pas venu pour pleurer toutes les larmes de mon corps une fois de plus. Non. Je souhaitais  à l’origine me rendre à l’arbre du pendus, mais mon mental m’avais lâché avant. Mon masque de glace c’était brisé en apercevant l’eau claire du ruisseau, laissant tout mon épuisement et ma tristesse couler le long de mes joues et de mon pelage. C’était une sorte de ras-le-bol général, comme un cocktail explosif causant une tempête dans l’océan de mon esprit, et maintenant de petites gouttes cristallines et salées ne s’arrêtaient pas de s’échapper. La mort d’Elli, mon combat contre ma propre personnalité, mon nouveau statut encore plus invisible dans une guilde qui m’ignore, tente de m’oublier devant tant de pitié et de ténèbres. Le fait de revoir un des rares lieux où j’ai un bon souvenir à tout fait déborder. Et me voilà, Effondrée au bord de l’eau, secoué par mes pleurs que je tente de faire disparaître. Car s’il y a bien une chose que je redoute, c’est qu’un félin, possiblement ennemi, m’entende et fasse ressortir mon double, qui à l’heure actuelle se fichait bien de moi.

Mes griffes enfoncées dans l’humus à moitié sèche, les ailes crispées, tendant les chaînes dont les anneaux étaient plus ou moins luisants de sang, de ce liquide rouge qui coulait d’entre mes plumes d’ébène, j’entends un bruit, plus précisément celui d’un pas de chat. Je me relève subitement, en posture de combat, mon œil gauche s’emplissant lentement de volutes rouge sang. Je serrai les dents, me demandant quel type de félin pouvait bien venir à ma rencontre, eux qui me fuient tant.

 

 

Un félin empestant le Soldat déboula, essoufflé après avoir visiblement couru aussi vite qu’il l’avait pu. Je fronçais le museau et abaissais mes oreilles en arrière quand je sentie son effluve se dégager de son pelage, un pelage noir d’ébène, se démarquant par des tâches d’un bleu marine peu commun. Mes yeux parcoururent le corps du matou, examinant son attitude, faisant attention à la moindre contraction de ses muscles. Mais ce qui me frappa, ce fut lorsque mon regard se fixa dans le sien. Dans ses iris se reflétait une tristesse infinie, une douleur du cœur que peu de chose pouvait égaler. Un gouffre béant de souffrance psychologique, semblait se trouver dans ses pupilles dilatée par l’effort et le peu de luminosité présente en ces sombres lieux. Une larme cristalline, semblable à celle qui coulait il y a quelques secondes encore le long de mon pelage, dont on voyait encore les traces humides sur mes joues, glissa le long du visage du félin. Ma pupille droite se dilata de surprise, l’autre étant sous le contrôle de mon double, qui n’avait visiblement aucuns sentiments en dehors de ses pulsions démoniaques et sadiques. Ma gorge était serrée, je ne pus prononcer aucun mot afin de sommer à cet intrus de partir. Même si je l’avais voulu, je n’en aurais pas eu le temps. Effectivement, le mâle, d’une voix étranglée par des sanglots, si basse qu’elle semblait ne pas m’être destinée, murmura :

« Tuez-moi si vous le désirez...De toutes façons la vie n'a rien à m'offrir c'est temps-ci à part le deuil et les remords. »

Mes ailes s’abaissèrent légèrement contre mes côtes, lorsqu’un frisson parcouru ma colonne vertébrale. Personne ne m’avait jamais imploré de le tuer. Mon œil droit s’écarquilla de stupeur et de doute, tandis que le gauche, devenu subitement entièrement rouge sang, pulsait désormais comme un cœur, le cœur de mon double, de mon démon qui jubilait de voir en face de lui une future victime. Ma vision devint trouble quelques instants, alors qu’un mal de tête m’enserra le crâne. Le félin, qui avait baissé piteusement la tête lors de ses paroles, releva cette dernière, et plongea mon regard dans le mien, m’implorant de comprendre sa situation. C’en était trop pour moi, mais cela avait suffi pour réveiller complètement Démone. Malgré mon combat intérieur, je perdis le contrôle de la partie gauche de mon visage, au profit de ma double personnalité. Un large demi-sourire s’afficha ainsi du côté droit de ma gueule, laissant à découvert mes canines blanches et fines. Le félin s’assit avec lenteur, fixant à présent ses pattes, comme un chaton venant de se dénoncer et ayant honte de ses faits. Une voix rauque, que je détestais tant, s’échappa de ma gorge, précédée par un petit ricanement sadique :

« Oh mais si c’est ce que tu souhaites, je peux te donner la mort avec plaisir très cher. Je ne te promets pas que cela sans souffrances cependant. »

J’émis un sifflement aigu lorsque je repris ma respiration, comme étouffée, par l’effort que produisait mon corps pour supporter deux âmes tentant de se supplanter mutuellement. La douleur enserrait ma tête comme si elle souhait me broyer le crâne, cependant je ne pouvais laisser mon double commettre l’irréparable. Bien que ce soit un Soldat, celui-ci ne respirait pas le sadisme et la méchanceté. Il me ressemblait, et c’était justement pour cela qu’au fond de moi, j’avais envie de l’aider. C’est pourquoi je finis par dire, cette fois-ci de ma voix habituel, quoique quelque peu écorché à cause des efforts auparavant produits par mes cordes vocales :

« Néanmoins il serait dommage de quitter ce monde sans t’être battu, Soldat. Aucune vie, aucune mort, aucune perte ne vaut de mettre fin à sa vie. Fais de tes souffrances un adversaire à combattre. Fait face à ton démon et relève-toi. »

Mon ton était froid, distant, mais franc, j’affichais à nouveau mon masque de glace. Ce que je venais de lui dire, je l’ai appliqué et l’applique encore aujourd’hui, à vrai dire depuis mon arrachement à ma famille. Si je n’avais pas bougé d’une moustache, d’un poil, mon esprit était en ébullition. Je devais me battre une fois de plus contre mon autre moitié d’âme.

 

Mon œil gauche palpitait telle un cœur gorgé de sang, en proie aux sévices de l’Autre-moi, tandis que celui encore sous mon contrôle, scintillait de sa couleur émeraude habituelle, dont le regard froid comme la pierre contrastait parfaitement avec celui brulant de haine et de sadisme. Je me tenais droite, immobile, presque en posture de domination face à un mâle Soldat au physique bien plus puissant que le mien. Sous les rayons de la lune étincelaient les chaînes métalliques emprisonnant mes ailes de corbeau, tout en continuant ses inlassables cliquetis. J’attendais une réponse à ma tirade. Je n’en revenais pas d’avoir encourager un Soldat à vivre. Peut-être était-ce sa souffrance qui a causé en moi tant de pitié ? Je ne savais plus réellement de nous deux qui était le plus misérable. Après quelques instants de silence, le mâle poussa un long et triste soupir, puis me déclara :

« Tu as sûrement raison... »

S’était-il enfin résigner à ne plus se laisser tuer par le premier félin ennemi qu’il croisait ? A travers le masque de glace immobilisant mon visage apparut une certaine curiosité face à ce matou des plus étranges et pittoresques. Avec lenteur, comme si le moindre de ses mouvement lui ajoutait une douleur supplémentaire, il releva la tête en ma direction, mais n’osait visiblement pas, pas encore du moins, me regarder dans le blanc des yeux. Il ajouta :

« Au fait je m'appelle Titan. Ne devrais-tu pas essayer de m'écorcher vif ? Tu sens comme les Felinae. Cela m'étonnerais que tu sois Soldate. »

Ainsi ce Soldat se prénommait Titan. Un nom qui, à cet instant, me semblait assez comique, sachant que dans nos postures, c’était moi, femelle particulièrement petite, élancée et fine, qui, de nous deux, surplombait l’autre. Je me doute que cette situation durera très longtemps, après ce que je venais de lui adresser quelques minutes auparavant. Malgré ses envies suicidaires, ce chat semblait avoir un minimum de bon sens en s’étonnant pourquoi je ne l’avais pas attaqué. Cependant il se trompait quand à mon appartenance à cette guilde. Si leur effluve se trouvait dominante sur mon pelage, il s’agissait que je trouve refuge chez les Felinae plutôt que dans le camp des Caméléons, pour la simple raison que la plupart de mes missions seront bien plus proche du quartier général de ces chats que de ma guilde, celle-ci se trouvant bien loin dans le désert. Au fond de moi, d’autres raisons cependant m’encourageaient à dormir dans la Sylve. C’était là que mes rares amis se trouvaient principalement, et je me sentais plus à ma place là que dans ma propre guilde, où mes ‘‘camarades’’ m’évitaient, voir me fuyaient, à part exception. Je doutais que lui révéler mon appartenance à une guilde précise m’aiderait à éviter un combat. Si celui-ci était naturellement ennemi des Felinae, il pouvait très bien ne pas apprécier les Caméléons.

Le mâle finit par me regarder en face, puis se releva, l’air plus décidé qu’à son arrivée. Je ne savais pas si cela de me rassurer ou m’inquiéter. Ne pouvant choisir, je choisis de faire ni l’un ni l’autre et préserver ma froideur habituelle envers les étranger, et ennemi de guilde qui plus ai. Je lui répondis, plongeant mes regards opposé dans ses prunelles d’un très beau bleu :

« Il me semble bien lâche de se battre face à un félin qui ne désire que mourir, d’autant que tu ne m’as pas semblé agressif, au contraire. De plus, il est inutile de s’affronter quand on en n’a pas la nécessité. »

Je marquai une pause, en profitant pour observer l’évolution du comportement et de la tenue de ce matou. Tout en reprenant une respiration normale et régulière, j’affrontai un instant, une fois de plus, mon Démon intérieurement. Si je lui permettais d’assister à la rencontre, je ne souhaitais en rien qu’elle n’en prenne part, à part si cela devait mal tourner. Après quelques secondes, je repris :

« Que tu es raison ou tords, je pense qu’en cet endroit et instant, ce sont des choses ayant peu d’importance. Cependant, pourrais-je savoir ce que tu fais à cet endroit ? Tu m’as semblé bien pressé quand tu es apparu devant mes yeux. »

Et nous restions là, immobiles, au bord de ce ruisseau glougloutant sans interruption, au milieu de cet forêt dominant tout autre être, malgré sa faible condition suite aux ravages des humains. J’attendais de voir comment ce malheureux pourrait bien retrouver la foi en la vie, peut-être, qui sait, grâce à moi ? Ce serait bien une des premières fois de ma vie que j’aide ainsi quelqu’un.