Noé marchait nonchalamment aujourd’hui. L’air morose et le cœur chavirant, il se dirigeait vers un endroit qu’il affectionne tout particulièrement. La Chapelle. Un endroit lugubre, si lugubre qu’il vous atteignait bien plus que des mots. C’est un lieu idéal pour se remettre les idées en place, et c’est très exactement ce que comptait faire Noé aujourd’hui. Environ tous les ans, Noé se demande à quoi sert sa vie dans ce monde, pourquoi est-il ici, et pour combien de temps. Il y reste toute une journée: de l’aube au crépuscule. Au final, il repart toujours avec la même réponse, à savoir, qui sait?

Retour en arrière - Début pour Noé

Il est sept heures dix. Mais ça, aucun félin ne peut le savoir.
Noé se prépare à partir pour la journée; il prend quelques algues pêchés dans le lac la veille, même s’il sait qu’il ne va pas les manger.
Il part.
La route est longue, il croise quelques collègues mais ne les salue pas pour autant. Même s’il le voulait, aucun son ne seraient sorti de sa bouche. Il passe par l’étang, silencieux à cette heure, et contourne la Prairie Carnivore, histoire de ne pas mourir. Noé ne sentait plus ses pattes, et pourtant, il continuait de marcher avec une force inconnue, la même qui revient chaque année. Oh, s’il se souvenait à chaque fois de cette force, il pourrait en faire des choses, mais il se sous-estime beaucoup trop.
Noé aurait pu aller dans n’importe quel endroit, plus proche de la ville, mais personne n’aurait jamais pu trouver un endroit si vide de sens. Si inconnu pour quelqu’un de non-humain. On ne peut savoir la fascination d’un peuple face à une culture qui lui est étrangère. Un avion, on ne sait pas ce que c’est du tout et ça attire l’attention. Mais La Chapelle avait ce quelque chose. Ce quelque chose qui laissait entendre que c’était un endroit voué au culte. En savoir si peu était bien pire que de ne rien savoir du tout. C’est ça, la fascination.

Noé était arrivé. Il n’avait d’yeux que pour la plus grande statue présente dans La Chapelle. Elle était celle dans le meilleur état. C’était une femme, majestueuse, forte. On aurait dit une déesse majestueuse descendue du ciel pour affronter toute une armée à l’aide unique de son glaive de bronze. Des traits fins, des cheveux longs, bouclés. Un teint basané, un regard courroucé, des yeux bruns. C’est comme cela que Noé se l’imaginait. Il ne savait pas qui était cette personne, mais il vouait une admiration presque sans limite. Il se demande si cette déesse se posait la question “suis-je utile?”. La réponse pour lui était non. Elle ne devait pas se poser cette question, et il ne devrait pas non plus. Heureusement, ce n’est qu’une journée par an. Mais c’est une journée de trop.

Son attention était cette fois retenue par le bassin d’eau. Il ignorait son utilité. Servait-elle à abreuver les passants? Servait-elle à pratiquer certaines ablutions? Fasciné et respectueux, Noé ne toucha à rien. Il ne faisait qu’observer son pâle reflet dans l’eau froide jusqu’au moment où une pétale, puis deux tombèrent dans l’eau. Les fleurs des alentours étaient emportées par une brise légère, puis se laissaient tomber doucement sur l’eau. Le spectacle qu’elles offrent est magnifique. Les marguerites se décomposaient lentement sur la surface grise liquide. Ces fleurs, elles, n’ont pas à ce demander si elles sont utiles, car elles le sont. Elles permettent aux êtres vivants de vivre, de respirer. Sans elles, Noé ne serait pas là à l’heure qu’il est.

Vas donc dans le jardin
Quelque chose t’y attend
Là où tu l’as laissé, posé à l’envers
Quand tu le trouvera
Il sera abîmé
Mais l’envers est plus joli quand tu l’as retourné

Une vieille chanson, que Noé connaît depuis sa naissance. Une sorte de berceuse que sa mère lui chantait.

Toutes les choses restent
Là où on les laisse
Toutes les choses restent
Mais elles changent tout de même
Petit à petit
De jour ou de nuit
Par petits gestes
Mais toutes les choses... restent.

Il se retrouve désormais devant les vitraux. Des morceaux colorés jonchaient sur le sol. Noé donnerait tout ce qu’il a de plus précieux pour voir un jour ce lieu reconstitué. Voir ces grandes statues de pierre entière, voir le visage des sirènes sur un vitrails, et voir les murs solidement rebouchés. Ce serait magnifique, n’est ce pas? Il pourrait y rester toute sa vie, mais ce serait probablement lassant à la longue. On a besoin de voir certaines choses divines dans la vie, mais peu, pour faire le contraste avec la vie courante et les mauvaises passes.

Le soleil se couchait déjà. On sentait d’ici sa douce chaleur. De fatigue, le félin se posa sur une sorte de champs de fleurs colorées jusqu’à la tombée de la nuit. Le froid se faisait ressentir, et la lumière de notre beau satellite reflétait dans le bassin d’eau bénite. Il était temps de partir.
Comme prévu, Noé n’avait pas mangé ses algues, et n’avait absolument rien touché au temple. Le retour à la ville fut plutôt violent et stressant. Il ne croisa personne ou presque car il entendait autour de lui des pas précipités. Il y avait beaucoup plus de monde qu’au petit matin, le soir. Noé reprit le même chemin, tout en prenant soin d’éviter la prairie carnivore. Encore plus désormais vu comment elle était agitée avec tout de raffut nocturne.

Une fois arrivé, il se coucha exténué dans son bassin tiède et tomba dans un sommeil profond, sans même avoir pris le temps de penser à tout ce qu’il a accompli aujourd’hui. Demain est un autre jour, un jour où il ne se souviendra même plus de toutes ses pensées noires. Et tant mieux pour lui.