Sëldir avait décidé qu'il se devait de mieux connaître les Monts Rocheux. Cela faisait assez peu de temps que les humains les envoyaient jusque dans ces zones. Paraît-il que les Caméléons se planquerait près de désert. Le matou gris sombre secoua doucement la tête, chassant ces préoccupations de son esprit. C'était son jour de repos après tout alors il ne voyait pas pourquoi il devrait s'encombrer la tête avec de telles considérations. Dans un coin de sa caboche une petite voix lui souffla que c'était parce qu'il vivait et respirait Soldat depuis trop longtemps pour cesser d'être constamment sur le qui-vive même pendant ses jours de repos.
Au moins il était capable de se changer un peu les idées bien que l'endroit dans lequel il venait de débarquer n'était pas le plus joyeux de l'univers. Il n'y avait aucune trace de vie ici. La sève ne battait plus depuis longtemps sous l'écorce des arbres aux branches torturées. Les animaux étaient plus que rares ici où ils n'avaient rien, ou presque, pour se nourrir. Sëldir pensait de plus en plus que ses supérieurs étaient bien bêtes de songer ne serait-ce qu'une seule seconde que les Caméléons étaient venus se réfugier par ici. Il n'y avait pas de quoi nourrir toute une Guilde même aussi modeste que l'était celle des chats qui se faisaient passer pour des loups. Soudainement le Soldat entendit un bruit venant de sa gauche. Immédiatement il tourna la tête dans cette direction tandis que son corps se recouvrait partiellement de plaques métalliques. En une fraction de seconde il était passé du paisible chat en goguette au Soldat prêt à en découdre. Son dos, son poitrail et son ventre étaient maintenant recouvert de métal. Si une attaque surprise devait avoir lieu il était paré.

Ce qui avait ainsi attiré son attention était en fait un Caméléon. Le chat n'avait pas l'air bien vieux, après Sëldir savait que son appréciation de l'âge était un peu biaisé à cause du sien. L'autre avait un oeil bleu et un autre vert, sans iris et sans pupille barré d'une cicatrice rosée. Il n'avait pas un physique dénotant une force physique particulière mais le Soldat savait qu'il ne fallait pas prendre qui que ce soit à la légère. Le vent ne soufflait pas dans son sens aussi, si son vis-à-vis devait déjà savoir qu'il était Soldat, lui même n'était pas capable de savoir s'il avait à faire à un Felinae, un Caméléon ou un Solitaire. La voix du félin tigré brisa le silence qui régnait en maître sur cette forêt morte.

- Salutations Soldat, dit-il avec simplicité.

Le timbre était calme bien que la tension soit palpable entre eux. Apparemment il ne venait pas en agresseur et il s'avançait doucement vers Sëldir qui se détendit légèrement bien qu'il restât sur la défensive et ne retirât pas son armure. Il voulait bien le laisser approcher mais hors de question qu'il se laisse endormir par deux simples mots prononcé avec amabilité. Il plissa légèrement ses yeux verts, signifiant ainsi à l'autre qu'il ferait bien de ne pas approcher davantage. Ils étaient encore séparés par trois bons mètres mais le Soldat ne voulait pas voir cet espace se restreindre. C'était son instinct de conservation et sa méfiance qui l'avait maintenu en vie jusqu'ici aussi ne voyait-il aucune raison pour changer de comportement.

- Bonjour, puis-je savoir à qui j'ai l'honneur ?

Il n'aimait pas être dans l'ignorance et, plus encore, il ne supportait pas que l'autre ait de l'avance sur lui. Parce que c'était bien ce qui était en train d'arriver. Son vis-à-vis en savait déjà plus que lui même. La savoir était le pouvoir et il n'était pas du genre à oublier ce détail. Il voulait en apprendre plus, être prêt à tout était indispensable. Sëldir se força à se détendre un peu plus. Maintenant qu'ils étaient là autant essayer d'apprendre des choses plutôt que de se battre. Il décida cependant de ne pas conserver son armure. Il était rassuré de sentir sa pression familière. Il aurait voulu dire quelque chose de plus mais il ne parvenait pas à trouver l'inspiration. Il ne quittait pas l'autre des yeux, attentif au moindre de ses mouvements. Ses oreilles étaient en mouvements constants, il ne voulait pas être surpris par un quelconque accompagnateur de celui qui lui faisait face.

La voix du félin rayé trembla lorsqu'il lui déclina son identité. Cela apaisait un tant soit peu la méfiance de Sëldir mais pas complètement. Il n'aurait su dire ce qui le dérangeait. Certainement parce qu'il n'y avait absolument rien de suspect et que tout cela n'était que dans son esprit. Ce qui était fort probable bien qu'il ne l'aurait jamais avoué. Le vent tourna et le Soldat put enfin flairer l'odeur de celui qui lui faisait face. Un Caméléon apparemment et il aurait même dit un Caméléon terrifié. Il n'y avait pas d'odeur plus reconnaissable que celle de la terreur que certains ressentaient à la vue d'un danger potentiel. C'est certainement ce qui détendit le plus le Soldat. Si l'autre avait peur c'était qu'il devait être sans protection. En soit il ne pensait pas pouvoir se défendre lui-même et n'attendait pas de renfort particulier.

- Et vous ? qui êtes vous ?

Sëldir se demanda si l'autre se moquait de lui. Depuis quand Caméléons et Soldats devaient faire ami-ami ? Après c'était son jour de repos et il n'était pas forcé de faire de zèle. Le félin à l'oeil vert ne l'avait pas agressé, il n'avait en son âme et conscience aucune bonne raison de bondir sur lui et de l'agresser. D'une pensée il se débarassa de son armure, ses plaques s'enroulèrent de nouveau et reprirent leur simple apparence de filins métalliques courant de manière apparemment anarchique sur son corps. Immédiatemment le Soldat ressentit la morsure du vent qui sifflait entre les branches torturées de la forêt pétrifiée.

- Je me nomme Sëldir, finit-il par répondre avec sobriété.

Le mâle gris fumée ne savait pas quoi dire de plus. Il n'était pas coutumier des grands discours et encore moins des rencontres avec ceux qu'on lui avait toujours désignés comme des ennemis. Après ce n'était pas tout à fait son avis mais il savait malgré tout que ce n'était pas le genre de sujet qu'il pouvait aborder avec un Caméléon puisque, pour eux, l'ennemi c'était lui. Et il ne pouvait pas vraiment leur en vouloir de penser de cette manière. En tant que Vétéran il ne pouvait pas dire qu'il ait les pattes aussi blanches que l'annonçait pourtant son pelage. Il se râcla la gorge, légèrement mal à l'aise.

- Mes excuses pour cette entrée en matière quelque peu... rude.

Il n'était pas vraiment dans ses habitudes de s'excuser mais il devait bien avouer qu'il s'était montré ouvertement agressif alors qu'il ne savait même pas de qui il s'agissait. Et l'autre aurait très bien pu lui sauter à la gorge. Ce qu'il n'avait pas fait et qui l'arrangeait bien. Quelle qu'aurait été l'issue de leur combat il aurait risqué d'abîmer son armure. Les humains auraient su qu'il était parti se promener seul là où il n'aurait pas dû. Ou alors elle aurait juste été salie ce qui l'ennuyait aussi parce que c'était vraiment la merde à nettoyer ce truc. Sëldir cilla un instant, se forçant ainsi à cesser de regarder fixement le Caméléon. Il venait de s'excuser pour son comportement mais il ne parvenait pas à être complétement détendu. Il n'était vraiment pas bon pour communiquer avec autrui.

Leon répondit positivement à la présentation pourtant maladroite du Soldat. Bon, personne n'avait très envie de se battre aujourd'hui ce qui était déjà une excellente chose. Le Vétéran n'était pas au meilleur de sa forme et puis pour une fois qu'il pouvait passer une journée sans avoir à botter le train de nouvelles recrues ce n'était pas pour se mettre à le faire avec un Caméléon presque inconnu. Néanmoins ce dernier semblait au summum du stress. Il se dandinait sur place et regardait de-ci de-là comme si une solution allait émerger de nulle part et lorsqu'il reprit la parole sa voix tremblait légèrement.

- I-il fait frais par ici pas vrai ?

Sëldir eut une léger sourire alors que l'autre détournait fermement le regard de sa personne. Il avait l'air de ne pas être habitué à ce genre de situation. En même temps ce n'était pas comme si c'était quelque chose d'habituel pour le Soldat. Habituellement il courait après les Caméléons ou se battait contre eux. Il avait rarement pris le temps d'ouvrir le dialogue avec eux. Il poussa un léger soupir et ferma les yeux pendant deux petites secondes. Sa paranoïa naturelle ne lui permettait pas de les garder clos plus longtemps mais cela lui permis de reprendre ses esprits et d'être sûr de ce qu'il allait faire par la suite.

- Il ne fait pas chaud en effet. Peut-être pourrions-nous marcher un peu pour nous réchauffer ?

Pour sa part il n'avait pas vraiment froid à cause du stress qu'il avait ressenti en entendant le Caméléon qui lui avait semblé sortir de nulle part. Le Soldat n'attendit pas la réponse de Leon et se mit en marche. Il avançait à pas lents à dessein. Il ne comptait pas aller bien loin et se dirigeait d'ailleurs vers la sortie. Il ne savait pas si leur dialogue allait se poursuivre longtemps néanmoins il espérait simplement que cette rencontre se terminerait bien. Pour une fois qu'il pouvait croiser l'un de ses "ennemis" en paix.

- J'espère que je ne t'empêche pas de rejoindre quelqu'un qui t'attendait. Si c'est le cas je peux repartir vers la Ville sans ton escorte.

Il ne savait pas si le mot "escorte" était le plus adapté mais il n'en avait pas trouvé de plus approprié pour le moment donc il faudrait s'en contenter.

Leon n'avait pas tardé à lui emboîter le pas et Sëldir avait fini par se détendre. Si l'autre avait voulu lui sauter dessus il l'aurait fait depuis belle lurette. Ils s'étaient croisés en félins intelligents. Ni l'un ni l'autre n'avait une mission spécifique et cela leur offrait quelques instants de paix, loin des ordres et de la guerre.

- Je n'attendais personne. Ces genres d'endroits sont plus appréciables lorsque l'on est seul.

Sëldir hocha lentement la tête, simplement d'accord avec le Caméléon et n'ayant rien de plus à rajouter. Lui-même n'était pas venu ici en songeant un seul instant qu'il rencontrerait quelqu'un. Il souhaitait juste s'éloigner un peu de la Ville et de ce qu'il connaissait. Pour une fois il profitait pleinement de son jour de congé, fait suffisamment rare pour être noté.

- Je voulais me contenter de faire des rencontres plus ou moins enrichissantes.

Le Soldat eut un sourire en coin. Il ne savait pas s'il pouvait être qualifié de "rencontre enrichissante" néanmoins lui-même n'était pas mécontent d'avoir croisé Leon bien qu'il se soit montré des plus méfiant à son égard. Il laissa le silence s'installer entre eux, seulement brisé par le souffle du vent qui se répercutait contre les troncs à jamais immobiles. Sëldir finit pourtant pas prendre la parole, si le Caméléon l'accompagnait ce n'était certainement pas pour marcher à ses côtés en silence. Il lui avait même dit qu'il souhaitait faire des rencontres pour en apprendre davantage.

- Je ne sais pas si cette rencontre t'auras apportée quelque chose mais, tout ce que je peux te dire, c'est que ça restera entre nous. J'aurais été en mission ça aurait été différent mais aujourd'hui j'ai quartier libre.

Il lui laissait ainsi entendre que s'ils se recroisaient il se pourrait que la rencontre ne tourne pas aussi bien. Sëldir savait que certains trouvaient purement stupide sa dévotion mais il s'en fichait. Il était ce qu'il était. Il était ce que sa vie avait fait de lui. Et le jugement d'autrui ne lui avait jamais rien fait et ce n'était pas maintenant que ça allait commencer.

- Cependant je suis heureux d'avoir pu discuter avec toi. Ca me change de l'ambiance de la Caserne...

Il n'était pas le félin le plus populaire qui soit. Il n'en avait cure mais n'avait dont que rarement l'occasion de dialoguer sereinement avec qui que ce soit. Il adressa un regard et un sourire en coin à Leon.

Le vent continuait de souffler tout autour d’eux. Tant et si bien que Sëldir n’entendit pas le ronronnement qu’avait laissé échapper le Caméléon. Tout ce qu’il vit c’est que Leon fit un pas en avant puis reprit la parole. Une autre chose qui n’échappa pas au Vétéran c’était l’attitude du félin qui semblait ne plus avoir peur de lui. Ou, tout du moins, il n’y avait plus cette crainte viscérale qui avait pu exister au début de leur rencontre.

- J'ai tendance à penser que toutes les rencontres sont enrichissantes à leur manière... Enfin, en général. Une rencontre qui finit dans un bain de sang sera moins intéressante qu'une conversation dans le calme.
Mais je suis, moi aussi très heureux de rencontrer un soldat en dehors d'une bataille, et surtout dans le calme...

Le Soldat savait que si ses collaborateurs apprenaient qu’il avait eu une telle attitude avec l’un de leurs ennemis ça ne se passerait pas très bien. Mais cela ne l’empêcha pas d’esquisser un nouveau sourire. Il fallait croire que toute cette histoire le mettait de bonne humeur. Cela le réconcilierait presque avec le contact félin. Presque.

- Les combats sont notre lot quotidien à la Caserne. Nous nous entraînons sans relâche pour être les meilleurs. Il laissa passer un silence ne sachant pas vraiment s’il en disait trop. En soit ce ne devait pas être bien différent chez les Caméléons, chacun faisait en sorte d’être prêt à se défendre. Du fait de mon âge je suis assez souvent en charge des nouvelles recrues.

Il se garda de dire que lesdites nouvelles recrues ne l’appréciaient pas vraiment. Il n’était connu ni pour sa gentillesse ni pour être particulièrement tendre avec ceux qu’il jugeait trop faibles. Certains prenaient ça comme un défi et se servaient de son dédain pour se surpasser mais d’autres se contentaient de se perdre en imprécations. Ces derniers ne brillaient guère aux yeux du Vétéran comme on peut s’en douter.

- Tu as de la famille, des amis, parmi les Caméléons ?

Sëldir savait qu’il se montrait un peu indiscret mais partit du principe que si Leon ne souhaitait pas répondre à la question il se contenterait de se taire. Lui-même n’étant pas très causant à ce sujet il pouvait comprendre que ce soit aussi le cas pour le félin tigré.

Leon semblait surpris qu'il discute de tout et de rien de cette manière. Comme quoi, l'image qu'on se faisait des Soldats avait la peau dure. Ils n'étaient pas tous des sans-coeurs assoiffés de sang. Bien qu'un bon nombre le soit il fallait bien l'avouer. Il se retint de soupirer. Cela aurait risqué d'être mal interprété c'était absolument certain. Il ne voulait pas que Leon soit en colère après lui. En soit ça ne serait pas la fin de son existance si cela arrivait néanmoins cela aurait gâché cette belle journée qui s'était jusqu'ici plutôt bien déroulée.

- Eh bien... techniquement je devrais bomber le poitrail et crier haut et fort que la guilde entière est ma famille, mais, non. Je n'ai ni famille ni amis parmi les caméléons. Cependant, je ne cherche pas spécialement à m'en faire.

Sëldir hocha doucement la tête. Il comprenait parfaitement ce sentiment. Lui-même était assez solitaire et il ne cherchait pas à changer cet état de faits. Il comprenait donc parfaitement ce que voulait dire le Caméléon. Jamais il ne considérerait les Soldats comme sa famille. Surtout après ce qu'ils lui avaient fait. Il chassa ces images du passé de son esprit. Nul besoin d'y repenser, c'était du passé et c'était aussi ce qui lui avait permis d'obtenir sa carapace d'acier ce qui était une bonne chose en soit. Leon lui demanda s'il était né parmi les Soldats. De nouveau Sëldir hocha simplement la tête. Quelques secondes s'écoulèrent avant qu'il ne s'explique davantage.

- Je suis né au laboratoire mais n'ai malheureusement pas été doté d'un don. Les autres n'ont jamais bien accepté que je puisse faire partie de leurs rangs sans posséder d'aptitudes autres que celles que me conféraient mes entraînements.

Il avait dit cela sur un ton léger. Il se fichait éperdument de ce qu'on pouvait dire ou penser de lui. Ce n'était pas qu'une image qu'il se donnait et c'était les jours où il parlait ainsi, à coeur ouvert, qu'on s'en rendait réellement compte. Il secoua légèrement la tête, comme s'il chassait un insecte importun.

- Mais j'ai une soeur et un frère de sang auxquels je tiens beaucoup. Il laissa passer un silence. Il n'est pas bon de rester toujours seul. Tu devrais peut-être essayer de te rapprocher de ceux qui font partie de ta Guilde. Il est bon de savoir que des personnes de confiance se tiennent à nos côtés lors de situations difficiles.

Il ne savait pas d'où il sortait ce discours de vieux con mais ce qui était dit était dit. Il braqua son regard vert sur l'horizon, vaguement inquiet à l'idée que Leon décida de tourner les talons en lui riant au museau.