On racontait qu'avant toutes tempêtes, il y avait un moment de silence et de calme. Comme si ladite tempête cherchait à apaiser les coeurs avant de les tourmenter, de se faire pardonner les ravages qu'elle commettrait sous peu. Je ne ressentais rien pour le moment. J'avais passé une semaine exécrable mêlée de bons et mauvais moments. Ces derniers étaient plus nombreux, plus mordants, plus affectant. Ils tâchaient mon âme et remplissait la coupe de ma colère. Je supportait toujours les quolibets et le rejet. Ces chats ne m'étaient pas importants. Mais j'avais succombé à une tentation fatale ce soir. J'étais allé inspecté la Ménagerie pour vaincre mon insomnie.

La Ménagerie était un endroit que je ne supportais. Y poser une patte me rendait malheureux et anxieux. C'était un endroit où les chattes et les chats se partageaient la souffrance et leur ire. Il y avait de l'apathie, de la brume condensé dans nombreux regards. Et j'avais osé chercher la silhouette blanche de ma douce rose. Je n'avais pas eu l'intention de lui parler. Et dans la noirceur de l'endroit, prétextant une patrouille, j'avais vu les horreurs de l'endroit, encore plus épouvantables plongées dans l'obscurité. Les expressions vides et misérables, les ventres arrondies de femelles assoupies et aux corps amaigris. Je n'avais même pas réussi à voir Issa. J'avais fui, terrassé par le dégoût et la haine, envers moi-même et envers les humains, les Soldats.

Et j'étais parti, furieux, en pleine zone de mutation. Je sentais la cruelle absence d'émotion en moi. J'aurais voulu pouvoir décapiter un mulot à nouveau, passer mes nerfs sur n'importe qui. Je ne pouvais pas le faire sur un Soldat, la conséquence aurait été trop dure. Je en croisais pas d'animaux pour assouvir ma violence. Je m'enfonçai encore plus loin dans ce lieu lugubre, mon pelage brillait sous le halo de la lune voilé de lambeaux de nuages gris. On me repérerait sûrement facilement, mais bien leur en fasse ! Tu pourras enfin te venger sur leur carcasse...Même mon don semblait d'accord avec moi.

Mes écailles sombres hésitèrent entre le blanc et le noir quand elles reflétèrent les rayons lunaires et je m'arrêtai, essoufflé, silencieux. J'avais couru tellement longtemps, passant de la course au pas quand mes poumons menaçaient de sortir de ma poitrine. Jusqu'où irais-je pour m'éloigner de l'infamie du lieu où j'avais moi-même enfermé ma rose ? Je fermai mon oeil unique en plantant rageusement mes griffes dans la terre du lieu. Autour de moi, je remarquai de nombreuses fleurs closes, les pétales s'enlaçant le temps d'une nuit.

Un craquement résonna dans le silence. Je me retournai immédiatement, oeil ouvert, prêt à en découdre. Le poids d'un rongeur ou d'un insecte, même mutant, ne suffisait pas à produire un telle claquement. C'était une branche qui s'était cassée sous le poids de la silhouette noire que je détaillai devant moi. Une mince silhouette de jeune chatte, une femelle, mais qui n'avait rien d'avenant. Un visage au sourire malsain, des yeux pareillement écarlate que ceux de la Soldate Aru sous sa forme monstrueuse et d'où coulait des larmes. Il y avait dans ce regard un éclat de folie, de violence renfermée qui ne criait qu'à être libérée.

J'étais tombé sur un fou. Quelle chance monstre, sans mauvais jeu de mots ! Cette chose ne serait que plus apte à vouloir faire couler du sang, ce que mon don approuvait. Je n'avais aucune idée d'où provenait cette chatte noire aux ailes couvertes de chaînes argentées. Les Guildes étaient-elles un bon endroit où vivre si l'on y croisait des créatures démentes ?

- Une vraie tigresse ! L'expression folle comme une femelle me traverse l'esprit, d'ailleurs ! Il faut avouer que tu as un certain talent pour m'avoir filé au train sans que je l'ai remarqué. Malgré que la branche, tu aurais pu la remarquer, non ?

- C'est amusant, je n'aurais jamais cru que PluPlume m’appellerait à l'aide... Elle qui veut me détruire...

J'haussai les sourcils, ce qui me donnait une expression bien étrange, étant donné que je n'avais qu'un seul oeil. La femelle parlait d'elle comme si elle n'était qu'un parasite surgissant de temps à autre à surface. En fait, j'avais l'impression d'assister à un débat intérieur qui se produisait à voix haute. Elle ne pouvait pas décemment m'adresser la parole, non ? Ou sinon c'était un sarcasme vraiment médiocre en rapport avec mes ailes exemptes de plumes. Non, décidément, elle devait réfléchir à voix haute ?

- Elle ne pourra jamais se débarrasser de moi de toute façon... Tu entends ça PluPlume ?

Bon, visiblement j'avais affaire à une cinglée à personnalité divisée. Et j'étais tombé sur la mauvaise des deux. À moins qu'il y en ait plus encore ? Je me demandai si ce schisme mental provenait d'un traumatisme du aux humains et à leurs expériences. C'était souvent le cas et j'étais moi-même un rescapé de leur soin. Peut-être n'était-elle qu'une victi...

La créature ricana et me regarda, ses iris écarlate rivalisant contre la pureté pâle du mien. Dès qu'elle ouvrit la gueule, j'eus moins de compassion pour elle. Elle cherchait la bagarre. Je n'aimais pas que l'on me chercha de la sorte, mais c'était une bonne cause, cette nuit.

- Il est vrai que nous avons un certain talent pour les filatures. Après pour la brindille, PluPlume est assez tête en l'air.. un défaut qui risque de lui être fatal en combat...

Elle insistait même sur le nous. Je pensais qu'à ce moment-là, après l'avoir écoutée jacasser à autre voix, je savais qu'elle n'était pas toute seule dans sa tête. Pas besoin de tenter de me le faire savoir d'une manière si peu discrète. Elle continua de m'interroger sur son ton empreint d'impatience. Elle était sacrément déséquilibrée.

- Aurais-tu l'amabilité de te présenter ? J'ai une folle envie de combattre mais j'aimerais connaître un peu plus ma vict.. mon adversaire. Vous comprenez ?

Je ne tiquai pas à son mauvais choix de mot. Victime, je l'avais été, mais cette nuit, j'étais un enragé, un adversaire. La démone faisait bien de rectifier pour le bon terme. Je lui souris de manière rusée, avec connivence.

- Puisque tu es incapable de combattre sans connaitre mon nom, je te le donne avec joie ! Je suis Samaël.

Je fis un pas vers elle et j'écartai mes excroissances osseuses, étirant leurs muscles engourdis. Je n'étais pas en pleine forme, mais je me ferais un plaisir d'une bonne bagarre. Histoire d'oublier les gémissements de désespoir qui jaillissaient des cages de la Ménagerie. Histoire d'oublier ma couardise alors que je filais loin de cet endroit empreint de malheur. Mes oreilles étaient penchées vers l'arrière et je tournai la tête pour l'avoir directement dans mon champs de vision.

- Je n'ai pas besoin du tien. Je me contenterai de Démone. Ou de PluPlume, tiens, puisque tu sembles si contente d'appeler ton autre conscience de la sorte.

Autant appeler cette cinglée d'un simple terme. Elle m'évoquait plus une Démone qu'autre chose. Je me questionnai à savoir si je devais ou non amorcer le combat sur cette pauvre silhouette féline. Et si je devais utiliser mon don pour l'entraver. Cela serait si facile de paralyser chacun de ses muscles pour sentir dans mon esprit la brûlante humiliation de la défaite...Je me secouai. Rester concentré. Je ne pouvais tout de même pas me la jouer à la déloyale, ce serait trop injuste ! Malgré que...Non ! Peut-être étais-je en colère, mais pas au point de perdre ma raison. Pas cette nuit.

- C'est quand tu veux, Démone.

Démone ne bougea pas immédiatement. Je guettai ses muscles qui seraient le premier signe que son corps enverrait pour m'avertir de son attaque. Je ne connaissais pas ses tics, alors je ne pouvais pas savoir si un certaine mouvement était synonyme de préparation. Je devais me contenter de mes réflexes, gardant mon oeil rivé sur elle. Je pus donc nettement apercevoir la crispation de ses épaules quand elle s'apprêta à me sauter dess...

La chatte noire sauta dans les broussailles, sans le son hormis un cliquètement métallique. Sa silhouette disparut avec le fin tracé de ses ailes ténébreuses. Je ne m'étais pas paré à cette éventualité, qu'elle tenta de prendre du recul pour me surprendre quelques instants plus tard. Pourtant, cela aurait dû être prévisible ! Ma grande faiblesse était mon angle mort. Peu importe que je m'y sois habitué, ne voir que de la gauche était relativement handicapant dans un combat. De plus, je ne pouvais même pas espérer la repérer du regard pour utiliser mon pouvoir puisqu'elle filait je-ne-savais-où dans la clairière couverte de plantes et d'ombres. La nuit était agaçante, sa presque clarté créait plus de ténèbres que de lumière. J'étais à découvert, et mon adversaire quelque part dans les environs.

J'entendis des cliquetis. Lointains, ou proches et légers ? Je ne savais pas quel était le niveau sonore de ces chaînes quand elle marchait ! Elle pouvait être terriblement proche de moi ! Je cherchai du regard un endroit pour assurer mon angle mort. C'était peut-être une erreur, mais je devais courir le risque. Mes écailles semblèrent onduler quand je me réfugiai en péripétie d'un gros amas de plantes rigides. Démone ne pourrait pas surgir de là, pas à ma hauteur. Si elle pouvait voler, je pourrais agir avant qu'elle ne m'atterrisse dessus.

Je sentis le rythme ahurissant de mon coeur lancé à pleine vitesse. Le silence était uniquement troublé par un faible cliquètement qui semblait venir de partout à la fois. Où était-elle ? Je fouillai les ombres, frustré. J'entendis un ricanement et je soufflai. Elle serait là dans l'instant, j'en était certain. Je devais seulement déceler son ombre avant qu'elle ne me surprenne. Sinon, je devrai renverser la situation en utilisant ma taille. Ou mon pouvoir.

- Approche, petite Démone ! Ne reste pas cachée...

Si je voulais qu'elle sorte de ses fougères carbonisée, je devais la provoquer. J'étais au moins bon dans ça, si je n'étais pas un as de la bataille. Cette fois, je n'hésiterai pas à utiliser mon côté railleur. Je devais lui faire perdre le contrôle, parce que sous l'emprise de ses émotions, on perdait en concentration. PluPlume semblait bien apprécier de parler. Bavarde, comme moi ! Sauf que moi, je saurais garder mon calme.

- Allez, ne me dis pas que tu vas jouer au caméléon ! En plus, tu fais un tel boucan qu'on pourrait t'entendre de la Ville !

- Tu te trompe mon cher. Moi je ne suis pas une Caméléon. C'est ma Pluplume qui en fait partie.

Elle avait succombé à la tentation. On peut dire que c'était une sacrée grande gueule ! Bon, je n'étais personnellement pas mieux puisque j'avais dû parler pour l'appâter. D'ailleurs, c'était en quelque sorte mon seul moyen de défense. L'autre petit hic que je remarquais, maintenant, c'était l'attitude de la Démone. Elle semblait impulsive. Ça m'étonnerait qu'elle respecte un quelconque code d'honneur. Non pas que je me fiais, mais je craignais presque qu'elle me sauta dessus pour m'estropier pour de bon. Le fait qu'elle niait appartenir aux Caméléons, ce n'était pas un bon point pour moi. Je me demandais à quoi était réduite l'autre personnalité. La fameuse PluPlume.

- Moi je suis seulement...

J'aurais voulu m'attarder sur cette pensée, mais je devais rester sur mes gardes. Mes griffes étaient enfoncées dans la terre froide. J'écoutai, patiemment, crispé. Cette voix agaçante et empreinte de suffisance était proche. Elle était assourdie, comme si des barrières me séparaient d'elle. L'ennemie était sûrement derrière moi, puisque c'était là qu'il y avait la plus grande épaisseur de verdure. Le bruit de cliquetis avait cessé. Avait-elle abandonné ses chaines pour ne pas se faire embêter par celles-ci ? Ou était-elle capable de les utiliser ou de les faire cesser de cliqueter ? Si cette dernière éventualité était possible, pourquoi ne l'aurait-elle pas avant ?

D'ailleurs, allait-elle enfin finir sa phrase que je sache clairement où elle était ? Son suspense n'était pas nécessaire. Il était même malvenu si c'était pour me faire poireauter comme un idiot, attendant une réponse qui ne viendrait pas. À force de courir comme une dingue, elle devait bien être essoufflée ! Pourtant, pas le moindre halètement. La jeunette savait ce qu'elle faisait. Son alter-ego était-elle aussi capable, ou avait-elle délibérément cédé sa place ? Qu'en avais-je à faire ? Ne pouvais-je pas, l'espace d'une bonne baston, faire taire cette inutile compassion, ces incessantes interrogations ? PluPlume ne m'intéressait pas ! Je voulais la bagarre, pas le savoir de toute sa vie qui pouvait très bien être aussi peu enviable que la mienne.

- Un esprit torturé, un Démon. Un ange Déchu !

Je clignai de l'oeil. Torturé ? Pauvre Démone, je ne l'avais pas encore compris ! Mais surtout, c'était la provenance de sa voix qui m'inquiéta. Elle était au-dessus de mon abri de fortune. J'étais pris au piège si elle ne bougeait pas de là. Je m'y étais fourré comme un abruti. Elle avait raison de ricaner. J'étais un stratège dénué du moindre talent. Voilà le point faible de mon emplacement, je...
Mes muscles se raidirent et j'eus un mouvement d'attaque quand elle atterrit devant moi. Je fus étonné de voir ses chaînes sur elle, enroulée autour de ses membres. Mince, ça, je ne l'avais pas prévu.

- e te fait une proposition. Nous combattons simplement, sans utiliser nos pouvoirs respectifs. Je souhaite simplement me défouler, me battre.

Démone ne me sauta pas dessus. Elle aurait immédiatement eu le dessus. Non, elle me proposait un combat d'égal à égal. Sans pouvoir. Je grimaçai en l'entendant ricaner et j'eus un reniflement méprisant. Elle commença à tourner autour de moi en attente de ma réponse. Le hic, c'était que je ne savais pas son niveau en matière de combat. Elle était rapide et semblait bien forte. Était-ce cela, son pouvoir ? Parce que là était mon problème : cette double personnalité, était-ce ça, son don ? J'étais dans l'ignorance. Et je détestais cela. Je savais, au fond de moi, que je devais accepter son marché. Ma taille serait un avantage sur sa silhouette plus mince et petite. Je ne combattais pas souvent, je devais l'avouer et mon pouvoir m'aurait moi-même bien servi. Je devrais utiliser mon environnement et mon physique. Et bien juger ce qu'elle ferait. Je pressentais que ses chaines ne resteraient pas inactives.

- Je me méfie de toi, Démone. Comment puis-je être certain que tu tiendras parole ? Après tout, tu viens de me faire un petit numéro de cache-cache vitesse. Et tu me parles de bataille !

Mon oeil était rivé sur elle. Si j'activais ne serait-ce qu'une seconde mon pouvoir, je pourrais savoir ses sentiments. Le corps ne mentait jamais sur les émotions que l'on ressentait. Si son coeur battait trop vite, ce serait synonyme de mensonges. Si je la sentais se crisper, ce serait qu'elle était déloyale et qu'elle allait me bondir dessus. Elle était une Démone, après tout. Comment pouvais-je la croire ? Je tournai la tête en faisant un pas. Je prévoyais vivement sortir de mon abri qui était devenu un vrai piège. Je ne pouvais pas utiliser mon pouvoir. J'avais peur de ses ressentis. Si extérieurement elle semblait si tordue, comment réagirais-je en sentant sa noirceur intérieure ? Ce serait beaucoup trop compliqué de la gérer à la fois dans ma tête, à me corrompre avec sa psyché délirante, et dans la réalité, où elle ne cessait de me sourire étrangement. Mon museau se para d'un rictus soupçonneux et dédaigneux. Mes écailles scintillèrent alors que je réprimai mon envie de crisser des dents.

- J'accepte ta proposition. Mais si tu t'avises d'utiliser ton pouvoir, j'utilise le mien dans la seconde. Et tu risquerais d'y goûter sévèrement, Démone.

Il ne me restait plus qu'à voir sa réaction et à avoir sa réponse. Et si elle démarrait le combat maintenant, je riposterai immédiatement. Avec un bon coup de griffe, par exemple, me disais-je, étrangement satisfait en serrant mes ailes contre mes côtes.