C'était encore la nuit. Le soleil n'avait pas encore pointé le bout de ses rayons que j'étais déjà éveillé, en route en direction du champ d'entraînement.
Une insomnie m'avait insidieusement poussée à me lever aussi tôt, alors même que la nuit de quelques-uns venait à peine de commencer. L'air était étonnement frais pour la saison et, moi qui m'étais enfin habitué à chaleur étouffante, me retrouvais frissonnant dans la brise nocturne. J’accélérais le rythme de ma foulée pour permettre à mes muscles de se réchauffer mais ne courais pas encore puisque de toute façon j'aurais l'occasion de le faire lors de mon entraînement. Me dépenser physiquement était un bon moyen pour consumer la rage et la soif de sang qui brûlait en moi sans relâche. Selon beaucoup j'étais contradictoire, capable d'être calme et silencieux, méprisant les débutants trop vantards ou les fous sur-excités, avant de laisser le monstre sortir, devenant moi-même une machine à tuer aux relents de sadisme.
Après avoir longé le laboratoire, je pénétrais finalement dans l'enceinte des grilles, dévisageant froidement les chats prisonniers de ces cages. La majorité était des chattes destinées à faire des chatons pour renouveler les soldats, le reste se concentrait en chats rendus fous par les expériences. Je remontais les allées de terre desséchée, jusqu'à atteindre le champ d'entraînement. Je m'étirais avec plaisir, souriant aux dernières étoiles. Le ciel commençait à peine à s'éclaircir au loin, et personne n'était encore arrivé. Je serais seul aujourd'hui, et ce n'était pas pour me déplaire.

J'avançais lentement, m'étirant à chaque nouveau pas, pour bien échauffer chacun de mes muscles et éviter de me faire une élongation ou un claquage stupide. Si quelqu'un venait, il ne comprendrait sûrement pas quelle étrange gymnastique j'étais alors en train de faire, tantôt rampant élégamment comme un serpent, tantôt sautant gracieusement dans une volupté qu'aurait pu avoir un oiseau.
J'étais un matou fin, taillé pour la vitesse et l'agilité, et mes muscles puissants me permettaient de rendre des coups aussi forts que ceux que l'on m'envoyait. Une fois mes étirements terminés, je commençais à courir, filant le plus vite possible, dans le parcours d'obstacle. Sauter par dessus un tronc couché, slalomer entre des arbres et des buissons d'ortie, traverser des cours d'eau et grimper rapidement aux arbres pour en redescendre aussi vite, voici ce à quoi on s'entraînait ici, de simples poteaux de bois clairs remplaçant les éléments naturels.
Alors que j'étais sur le point de changer d'exercice pour passer à ma machine électrique, je discernais une silhouette au loin. Je me stoppais dans mes actes, ignorant si il s'agissait d'un autre soldat venu s'entraîner par cette heure plus que matinale ou d'un chat fou à lier qui s'était échappé et que je devrais neutraliser.

Le félin qui m'était jusqu'ici inconnu s'approcha de moi, d'un pas souple mais déterminé, un étrange sourire dessiné sur ses babines. Son pelage était noir et court, semblable au mien, et tigré d'un bleu léger. Plus il se rapprochait, plus je distinguais l'étrange lueur produite par ses yeux hétérochromes, et les deux cornes pourpres qui se dressaient sur le haut de sa tête. Il devait faire des ravages parmi les femelles, reproductrices comme soldates, même si je lui trouvais un air vaniteux insupportable. Il ne tarda pas à arriver à mon niveau et je ne pus m'empêcher de le dévisager, jaugeant ses probables capacités. Il avait un corps musclé mais tout de même assez fin, légèrement plus petit que moi. Il agita légèrement la queue avant de prendre la parole :

« Je ne pensais pas trouver un autre soldat ici à cette heure... Qui es-tu ? »

Je le regardais fixement, son odeur avait beau hurler son appartenance à ma guilde, je ne lui faisais pas confiance pour autant. J'envisageais un instant de retourner m'entraîner en l'ignorant mais je me résignais à lui répondre :

« Je ne pensais pas non plus que quelqu'un viendrait, visiblement nous avons eu la même idée. Je m'appelle Yin. Qu'en est-il de toi ? »

Je m'assis, me tenant toujours à quelques pas de lui, au cas où il déciderait de m'attaquer. Mes yeux dorés le fixèrent froidement, transperçant sa fourrure de mon regard. À son cou pendait un collier métallique, semblable à celle que j'avais porté pendant longtemps et qui désormais prenait la poussière dans ma chambre. J'avais, pendant des lunes, pris cette chaîne pour un symbole de pouvoir et de supériorité, mais maintenant à mes yeux elle ne représentait qu’une entrave à ma liberté et le pouvoir que les humains ont sur moi. J’étais très jeune et immature, et malheureusement pour lui – et pour moi – ce chat semblait comme je l’étais auparavant.
Je baillais avant de m’étirer longuement, puis jaugeais imperceptiblement le mâle en face de moi. Il devait probablement être un bon combattant, bien que sa position me donnerait l’avantage s’il décidait subversivement de m’attaquer.

Le soldat aux yeux vairons me détailla et je soulignais ce réflexe que nous avions partagés. Chez les soldats chacun semblait prêt à se battre à tout instant, y compris entre nous. Je penchais la tête sur le côté tandis que l’autre se présentait.

« Enchanté Yin, pour te répondre je suis Ash surnommé Lucifer »

Ash ? Lucifer ? J’ignorais comment je devais l’appeler, mais les familiarités n’étant pas de mon goût, je décidais d’utiliser son nom. Le mâle se leva en jetant un coup d’oeil autour de lui, se léchant distraitement une patte. Comptant reprendre mon entraînement je me levais à mon tour pour repartir, mais l’autre se mis soudainement en position de combat, me dévisageant avec une lueur de défi.

« Je suis ici pour m’entraîner et toi aussi non ? Que dirais-tu d’un petit combat ? »

Un combat ? Je le regardais, légèrement perplexe. Il me faisait bien trop penser à moi en plus jeune,  j’aurais sûrement posé la même question dans ces conditions. Je n’avais que rarement perdu, mon pouvoir m’offrant des possibilités de coup exceptionnelles, mais ceux qui m’avaient donné une bonne leçon m’avaient appris que dans la vie il faut savoir encaisser les coups aussi bien que les rendre. Cependant la soif de sang qui me tenait en ces temps était bien dangereuse, je ne le savais que trop bien, elle donnait parfois aux gens des capacités qu’ils n’auraient même pas su exploiter en temps normal. Il commença à s’exciter, sortant les griffes, fouettant l’air de la queue.

« Alors ? Comme un vrai combat. »

Comme un vrai combat ? Avait-il seulement une idée de la personne à qui il s’attaquait ? Je ne le regardais maintenant que comme une proie, quelque chose dont il fallait que la vie repose entre mes pattes. Il semblait un peu plus jeune que moi, un peu plus large aussi, ce qui me donnait un avantage sur lui. Les jeunes chats sont plus facilement influençables par leurs émotions, et ma carrure me donnait un réel avantage de vitesse sur lui. Du reste j’étais reconnu comme un des meilleurs soldats de seconde ligne, ma musculature était-elle aussi conséquente. Une idée me vint en voyant son pelage. J’avais connu suffisamment de chats aux rayures semblables pour en déduire une supposition de la nature de son pelage. Il aurait déjà plus de mal à déterminer le mien, mes griffes couleur poison étant les seuls attributs de mon pelage que je ne possédais pas déjà à ma naissance. En à peine une seconde j’avais déjà remarqué tout ce dont je pourrais avoir besoin sur lui et en déduisis qu’avec la bonne tactique, je pourrais facilement venir à bout de lui, mon but n’étant évidemment pas de le tuer mais au moins de l’amocher suffisamment pour reprendre mon entraînement en paix.

« Comme un vrai combat. »

Ma voix s’éleva, froide et implacable. Il n’y eu qu’un sursaut, qu’un éclair noir, et je me tenais déjà sur son dos, mes griffes arrières tellement grosses qu’elles étaient toujours sorties profondément enfoncées dans le bas de son dos, à la naissance de sa queue. Tel que j’étais installé il aurait du mal à me dégager, et s’il tentait d’utiliser son pouvoir ma botte secrète m’aiderait bien.