Devait-elle ouvrir la porte ? Elle hésitait fortement. Elle était prête, habillée, lavée, coiffée. Elle avait dormi habillée, deux heures seulement. Elle n’avait rien mangé depuis la veille, mais cela importait peu. Elle pouvait toujours aller s’acheter une barre de céréales à l’épicerie. La question était : aller en cours, ou sécher ? Dans les deux cas, elle allait devoir ouvrir la porte de sa chambre, et partir de chez elle. Mais le temps faisait tout : si elle attendait encore quelques minutes et qu’elle se décidait à aller au lycée, elle serait en retard. De plus, elle ignorait si les bâtiments qu’elle fréquentait lorsqu’elle séchait étaient déjà ouverts. Au pire des cas, que perdait-elle ? Ses journées étaient toutes les mêmes. Seuls les lieux changeaient parfois. Aller en cours, se promener dans la rue, explorer les recoins isolés du quartier, rentrer, manger, s’enfermer et rester sur l’ordinateur toute la soirée et même toute la nuit, pour ne dormir que quelques heures… Elle n’avait aucun mal à suivre ce rythme. Cependant, combien de temps encore cela allait-il durer ? Elle était arrivée au lycée quelques mois plus tôt. Elle n’était qu’en seconde. La fin de la scolarité était encore loin, de son point de vue, même si ses parents ne cessaient de lui répéter qu’elle devait se ressaisir, et se concentrer sur ses études, afin d’entrer dans une école spécialisée, et faire le métier qui lui plaisait.
A quoi bon ? Depuis le collège, elle n’avait aucune idée de ce qu’elle désirait faire de son avenir. Aucun métier ne l’attirait. Elle n’avait pas de passions. Elle n’excellait dans aucun domaine. Ses notes étaient moyennes, et ce uniquement parce qu’elle avait une bonne mémoire. Sa vie se résumait à ses écrans, aux jeux vidéo et au piratage. Elle considérait sa vie comme ratée. Que pouvait-elle faire d’autre ? Sa seule option était de vivre chez ses parents jusqu’à la fin de sa vie, sans travail, sans compagnon, sans autre famille. Cela lui convenait assez. La motivation l’avait quittée depuis des années.
Elle inspira un grand coup, tout en fronçant les sourcils. Sa main était sur la poignée depuis trop longtemps. Alors, d’un coup sec, elle ouvrit cette porte qui la séparait d’un monde autre que le sien. C’était à cette porte que se limitait son univers, son refuge. Elle ne savait pas si elle devait la haïr ou l’aimer.
Pourtant, ce n’était qu’une porte.
Le silence régnait dans l’appartement. Son père n’était pas encore rentré de son travail de nuit. Sa mère dormait encore, elle pouvait le deviner aux ronflements qui émanaient de la pièce d’en face. Elle se dit qu’elle avait de la chance. Ainsi, personne ne pouvait l’arrêter.
C’est d’un pas silencieux qu’elle sortit de l’appartement, puis de l’immeuble, ne saluant même pas ses voisins. Son sac sur le dos, son téléphone dans la main, une casquette sur la tête. A sa grande déception, la rue où elle vivait n’était pas vide, tout comme la rue d’à côté. Elle mit ses mains dans les poches et soupira, laissant échapper une petite buée.
Elle marchait vite, mais toujours aussi silencieusement. Elle était fine et petite, ce qui lui permettait d’être discrète. Dans les rues, elle vit des adultes s’en aller au travail, des voitures, ainsi que beaucoup d’élèves. Des petits enfants accompagnés de leurs parents, des collégiens seuls, ou des lycéens en groupe. Tous se dirigeaient vers le métro, et Susan n’eut d’autre choix que de les suivre. Puisque c’était ce lieu qui l’attirait.
Elle avait toujours aimé le métro, comme n’importe quel lieu souterrain, à l’abri de la lumière du soleil. Malgré la foule, malgré le bruit, malgré les gens qui se bousculent sans vraiment y faire attention. Cette insouciance qui régnait au dessus de la foule. Même si le bruit que tous ces gens faisaient sans même le faire exprès pouvait faire mal aux oreilles, il n’en était rien, car, pour elle, ce bruit était sourd, voire même agréable. Ainsi que l’air qui faisait voler ses cheveux lâches lorsque le métro arrivait. Cela lui faisait du bien. Cela l’apaisait, même quelques secondes.
Le premier métro de la journée arrivait. Celui qui était toujours bondé d’élèves de tous les âges. Susan n’entendait pas toutes leurs discussions. Elle ne faisait pas attention au monde qui l’entourait. En s’asseyant sur un siège – elle se fichait bien du fait qu’il fallait laisser la priorité lorsqu’on était jeune et en bonne santé – la seule chose qu’elle regardait était les murs de l’extérieur. Sombres, mal éclairés, recouverts de publicité et de tags. Elle se dit : Ces murs-là, ne sont-ils pas l’incarnation du monde entier ?